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lundi 10 juin 2013

46 - Dimanche de mort


Dans la demeure qui ronronne, le couple de retraités est à ses molles occupations. La femme coud en silence, l'autre épluche des comptes domestiques. Les heures dominicales passent, mortelles. L'hôtesse a une tête de pot-au-feu. D'ailleurs tout sent le pot-au-feu dans cette maison : les murs, les photos de mariage sur la télévision, la nappe à carreaux, les rideaux, la vie qui s'y déroule... De la naissance à la mort, ça transpire le pot-au-feu chez eux. De générations en générations, ça s'enlise sous ce toit...

Lui, a une tête de rien du tout. Ou plutôt une tête de boeuf, avec un air de légume.

La pluie ruisselle sur les petits carreaux. On entend le tic-tac morne d'une horloge-Mont-Saint-Michel du plus horrible effet. Souvenir inestimable de leur voyage de noces dans le département voisin. Un exil de deux jours qui les marquera pour le restant de leur existence. C'était il y a trente ans.

- Tu te souviens de notre voyage de noces au Mont-Saint-Michel, tu te rends compte dis, hein Germaine ? Ha ! On n'avait pas peur à c't'âge-là qu'on avait, hein ? On était fou ! C'est pas avec mon arthrite que je remettrais-ça ! Pis ça coûte... C'est quand même pas quand on est à la retraite qu'on va refaire des voyages comme ça. As-tu remis du charbon dans la cuisinière ? Quand même, le Mont-Saint-Michel, c'était quelque chose !

- Vi bé c'est pas moi non pus qui r'f'rais un voyage pareil... Mmm ? Moui alors... Le temps y passe pas vite aujourd'hui, hein ? Y fait-y un sale temps dehors, tu t'rends compte un peu ? Ha ben ça alors... Hein tu trouves pas, dis Bernard ?

- Ah ben ça oui t'as raison Germaine... Y fait un sale temps dehors... Hééé oui... Demain c'est lundi, tiens.

Échanges affligeants d'un couple vivant depuis toujours sur le mode de la décrépitude amoureuse. Vers la fin de l'après-midi l'homme lève le nez de ses petits comptes, rajuste ses lunettes et de sa voix ridicule dit à sa femme :

- Ha ben ça va être l'heure de manger dis, tu crois pas ? Demain on est lundi, ça fera déjà une journée de passée pour aujourd'hui. Hééé oui... C'est toujours ça de gagné.

Âme indigente qui considère la mort comme une stricte formalité administrative dont il faut s'affranchir le plus scrupuleusement possible... Et l'autre de réponde, aussi insignifiante que son boeuf de mari :

- Héé oui, demain on est lundi. Ca pââsse...

Le couple vécut centenaire. Soixante-quinze ans à se raconter le temps qu'il fait ou qu'il ne fait pas, à parler de l'heure qui passe, à se ressasser leur voyage de noces au Mont-Saint-Michel qui d'année en année prit des allures de légende dans leur crâne de plus en plus rétréci : une expédition éprouvante, l'odyssée de leur jeunesse.

On les inhuma sous une pluie morne qui rappelait le tic-tac de leur horloge-souvenir. Les funérailles furent ennuyeuses à mourir : ils avaient choisi pour leurs obsèques l'option la plus économique, le temps le plus maussade, le jour le plus mortel.


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