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mercredi 12 juin 2013

116 - La vendeuse de muguet


Avec sa mine pâle, sa claudication disgracieuse, son air abattu et ses habits tristes, la demi mendiante me héla avec une infinie maladresse tandis que je traversais la rue pour me rendre à la boulangerie.

J'avais oublié que nous étions le 1er mai... Accoutumé à vivre loin de la plèbe et de ses moeurs odieuses, je me sentais parfaitement étranger à son univers imbécile et vulgaire. Et lorsque de temps à autre me parvenaient les clameurs populaires (depuis les banales manifestations syndicales de rues jusqu'aux expressions de joies crapuleuses des bals du 14 juillet), non sans une réelle satisfaction je prenais conscience de la hauteur séparant ma tour d'ivoire de ce monde misérable.

Son mauvais muguet à la main, la pauvresse insistait péniblement, sollicitant en vain ma générosité d'oisif avaricieux.

Avec irritation j'expliquai brièvement à la gueuse qu'en aucun cas je ne comptais dépenser quelques pièces pour un méchant brin de muguet dont je n'avais que faire et que de toute façon j'avais besoin de mes sous pour acheter mes pâtisseries du matin à la boulangerie située juste derrière son stand, enfin que toute sa personne avec ses allures d'indigente m'indisposait au possible.

Pressé d'aller acheter mes gâteaux, je laissai l'importune à ses illusions de piécettes.

En sortant de la boulangerie, les mains chargées de trésors de raffinements au beurre frais et au sucre glacé, je croisai de nouveau la saltimbanque qui, jalouse à la vue de mon gros paquet de pâtisseries, se fit suppliante.

Excédé par les manigances grotesques de cette espèce d'analphabète cherchant à se faire apitoyer, j'arrachai rageusement son muguet des mains pour le lui jeter au visage ! Enfin je n'omis pas de la bénir d'un crachat d'aristocrate bien placé entre les deux yeux, qu'elle avait bruns (une roumaine sans doute), avant de m'éloigner avec morgue jusqu'au sommet de mon domicile inaccessible à la gueusaille.

Qu'il est triste ce monde où les beaux sires de mon espèce, une fois l'an se font agresser dans la rue par de vilaines vendeuses de muguet...

Je rêve d'une société plus juste, fraternelle et sans hypocrisie où les seigneurs seraient mieux respectés des va-nu-pieds. On réclame sans cesse la compassion à l'égard des pauvres mais jamais on ne parle d'honorer les sybarites pour ce qu'ils sont... Eux qui ont l'heur d'avoir les mains lisses et l'esprit éclatant mériteraient donc le mépris de la part des pauvres gens aux mains calleuses ? Et en vertu de quel principe souverain ?

Est-ce donc cela qu'on appelle le sens de la justice ?

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