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vendredi 1 janvier 2010

4 - Raphaël Zacharie de IZARRA - Farrah Fawcett - http://fawcettizarra.blogspot.com/ 200-299

200 - Un rêve éveillé
Lors d'une promenade nocturne à cheval, une bien étrange aventure m'est arrivée.

Je filais à molle allure sous la lune, bercé par le son monotone et doux des sabots de ma monture dont l'écho résonnait avec poésie dans la campagne.
Mélancolique, je me mis à songer à l'improbable aimée qui tardait à venir. Mais bientôt assoupi par le pas alangui de l'animal, je posai la tête contre sa nuque. Le doux Morphée m'emporta bien vite, tandis que je demeurai à demi couché sur le cheval qui cheminait toujours. Et le songe prit le relais de la rêverie amoureuse... Mais la vision onirique prit corps, tournant à la féerie, et je crus voir ma belle pour de bon :
Elle marchait à mes côtés, se métamorphosant imperceptiblement en une jument superbe : ses cheveux d'or se changèrent en crinière et sa robe claire épousa ses chairs. Je la montai, aussi fier qu'ému. Aussitôt elle m'emporta dans une chevauchée impétueuse pour prendre son envol vers l'astre de nuit.
Crinière au vent et bouche écumante, elle se lança dans les airs, frénétique. Mes éperons étincelaient au clair de lune, son crin ondulait fièrement, le vent frais giflait ma face échevelée. Une joie inédite m'inonda.
Je m'étourdissais dans ce saut vertigineux, les doigts agrippés à sa crinière en bataille. Le zénith atteint, dans un long hennissement qui la fit se cabrer avec grâce sur le fond des étoiles, elle communiqua à la lune son bonheur de sillonner le firmament à mon côté, elle cavale ailée, moi baladin sidéral.
Enfin, dans un tourbillon furtif nous disparaissions vers les étoiles.
Reprenant bientôt mes esprits, je m'aperçus que je m'étais égaré durant mon bref sommeil sur le dos du cheval qui, impassible, avait continué sa marche. Et, retournant sur mes pas, je fixais la lune qui éclairait mon chemin, songeur, l'air dubitatif...

Emu.
201 - Adieu
Adieu donc, chère amante. Adieu ma mie, jamais nous ne nous reverrons. Je t'aimais, mais tu es partie. C'est ainsi, c'est le destin, je n'ai pas de haine. Juste un immense chagrin. Le temps saura bien réparer la blessure. Des années durant nous nous sommes aimés, plus ou moins bien, et plutôt mal vers la fin. Je vais tenter de t'oublier.
Je ne verrai plus tes sourires, n'entendrai plus le son de ta voix, ne baiserai plus tes lèvres, tu ne seras plus à moi. Je ne refermerai plus paisiblement ma main sur la tienne aux heures douces de l'existence, et une pluie froide traversera mon âme lorsque je serrerai le poing nu dans ma poche, trop conscient du trésor perdu. Et le muet fracas de cette averse glacée en moi remplacera le son familier de tes rires.
Je tenterai de me consoler à travers les plaisirs de ce monde. Illusions qui me détourneront de ma douleur. D'autres ivresses, de neuves saveurs pourront-elles me faire oublier le goût amer du bonheur révolu ? Adieu ma compagne, adieu. Essaie d'être heureuse. Je pars de mon côté, à l'opposé de tes pas. Nous devons nous dire adieu, n'est-ce pas? Allons, il me faudra du courage pour continuer le chemin sans toi !
Triste est mon destin, mais c'est mon destin. Je vais regarder droit devant moi, faire face à la vie sans me retourner. Tu ne verras pas mes larmes, tu n'auras aucun écho de ma douleur. On fera comme si on était deux étrangers l'un pour l'autre. Ce sera plus facile.
Souhaite-moi d'être fort, toi qui fut mon socle. Des forces, j'en aurais besoin. Ma peine est profonde, terrible, sans limite. Mais c'est la vie. La vie. Adieu ma mie. Adieu. Ne te retourne pas, tu souffrirais toi aussi, malgré tout. Va ! Va faire ta vie puisque tu ne m'aimes plus assez pour rester. Maintenant laisse-moi seul avec mes larmes. Va, sois heureuse sans moi.
202 - Un aristocrate
A l'époque je m'enlisais dans une joyeuse insouciance, oisif dans le domaine châtelain familial. Tapageur et nonchalant, j’occupais les heures quiètes de mes jours désoeuvrés à rêver, me prélasser, considérer avec minutie les choses et les hommes de ce monde. Je prenais un philosophique plaisir à regarder les autres travailler. Bien que je ne saisisse pas très bien la nécessité de toute cette laborieuse et pénible agitation humaine, je ne manquais cependant pas de me laisser aller à ce sujet à maintes critiques et moult conseils, ce qui avait l'incomparable avantage de remplir agréablement la plus grande partie de mon temps, perpétuellement vacant. Au moins dans le spectacle gratuit et pittoresque du quotidien de mes semblables, je trouvais matière à curiosité, réflexion, méditation...

Je méditais ainsi au bord des champs péniblement labourés par mes gens, au pied de tas de rondins de bois consciencieusement coupés à la force de leurs bras, je méditais partout où mes pas me portaient, où que ce fût sur les vastes terres de mes géniteurs, riches et nobles propriétaires. Je méditais encore sur toutes ces sortes de choses, mollement étendu dans mon lit, le corps à l'abri de tout choc, l'esprit aux antipodes de ce monde qui m'avait vu naître, que j'avais vu grandir de loin en loin... A vrai dire j'ignorais où je me trouvais. Une chose me semblait certaine : j'étais quelque part dans ma tête, égaré dans un recoin cotonneux de mon cerveau prompt à l'imaginaire.
Bref, je menais la vie à la fois complexe, plate, fastueuse et somme toute assez classique d'un jeune aristocrate désoeuvré, nourri jusqu'à la lie de hautains préjugés, de belles théories et de méchantes vanités qui venaient s'ajouter à de multiples mets aussi fins que possibles, plus consistants mais tout aussi délectables, cuisinés avec art (et sur commande) par la domesticité de ses parents, dont une partie était d’ailleurs spécialement déléguée à cette seule charge.

Et puis un jour je fis la connaissance de ma chère cousine, Mademoiselle de la Brissonnière. Comment la décrire ? A elle seule c'était tous les anges du Paradis, c'était le Ciel, c'était le Diable. La beauté même... Une peau blanche, des idées noires. Un teint de fée, des doigts défaits. Sorcière et puérile, cruelle et ingénue, elle était irrésistible. Il se déversait de ses yeux clairs toute la noirceur de son coeur d'enfant gâtée. Ses rires aigus faisaient songer à des pépiement d'oiselets qu'on égorge : limpides, frais, purs et odieux. Ses propos inspirés par l'innocence la plus crue m'enchantaient. L'imbécile candeur de ce bourreau d'insectes lui faisait dire mille petits riens charmants. De plus elle singeait le rossignol à merveille. Très vite sa société me devint impérieuse, et je me réjouissais chaque jour à l’idée de la rejoindre, trouvant dans sa compagnie un irremplaçable sujet de distraction. Avec elle les heures semblaient couler plus vite, et l’attente du repas passait au second plan de mes quotidiennes préoccupations.
Très vite je tombai éperdument amoureux de ma cousine.
Un soir j'eus une audace. J'apposai mes lèvres contre les siennes tout en aérant sa gorge. En signe d'amitié ma cousine répondit avec chaleur à l'hommage impie... Depuis ce prime baiser, Mademoiselle ma cousine devint Mademoiselle ma mie. Dans ses bras j'avais trouvé un bonheur inconnu ailleurs, pas même dans mes méditations solitaires.
Elle portait avec grâce les robes que Madame sa mère lui désignait pour ses bals galants. Nous valsions dans les salons, mondains. J'avais la partenaire la plus convoitée de toute la baronnie. Les plus fortunés, les plus illustres, les plus galants de mes ennemis enviaient jusqu'à mon rang modeste, pourvu qu’ils se fussent appropriés mon bonheur.
On la savait muse de bien des poètes, de maints littérateurs féconds, et surtout espoir déçu de simples coeurs épris, rêve brisé d'âmes communes touchées au plus profond d'elles-mêmes et aspirant à s'élever le plus haut possible, sans que cela fût possible : elle savait à merveille faire fondre toute glace autour d'elle, et promptement briser vases, réputations, coeurs. Sans distinction.
Depuis que je connaissais ma cousine je délaissais mes anciennes occupations, tout accaparé par mon bonheur nouveau. Un beau jour je dus répondre de mon passé devant mon aimée :
Mon cousin, je ne vous connais point de charge, responsabilité ou fonction quelconque justifiées par le nom et le rang auxquels vous avez l’heur d'appartenir. Quelque secrètes que soient vos occupations, je vous prie de ne me laisser plus longtemps dans l'ignorance de vos rentrées pécuniaires. Dévoilez moi les sources de vos affaires car enfin je me meurs d'inquiétude au sujet de vos rentes futures. Monsieur, aurez-vous assez de fortune pour ne pas faillir à mes nécessités ?

- Mademoiselle mon ange, gardez-vous bien de cette espèce de curiosité. Que sert-il aux nantis de mon espèce d'étudier les rouages mystérieux qui les ont placés à la hauteur où ils se trouvent quand on soupçonne tout simplement le Ciel d’être le bienveillant responsable de cette affaire ? En effet, le Seigneur notre Dieu n'a-t-il pas enseigné aux hommes qu’il ne leur fallait point se soucier du lendemain mais plutôt s'en remettre à la divine Providence, lui déléguer avec confiance la charge des vils soucis domestiques ? C'est, Mademoiselle ma mie, à cette très pieuse ligne de conduite que je me suis de tout temps soumis, sans jamais avoir eu à le regretter.

- Mais Monsieur, vos richesses, ces terres sur lesquelles vous errez à cheval, ces forêts où vous courrez après le cerf, ce château où vous demeurez, qui donc à votre place en assure la gestion, qui pourvoit à vos chères futilités s’il ne s’agit, ainsi que je m’en doute, de Monsieur et Madame vos géniteurs ?

- Ma cousine, je ne me suis jamais piqué d'affaires. Ces choses-là ne sont point de mon ressort. Je me suis toujours borné à constater qu’en ce qui me concerne tout a toujours parfaitement fonctionné sur le plan domestique sans que je m'occupe de rien. A partir de là, qu'ai-je besoin de tremper dans des affaires qui offensent ma nature, si rétive à ces détestables activités prosaïques ? Mais pour répondre à votre curiosité, sachez Mademoiselle que, comme vous en avez soupçonné la cause, il me semble bien à moi aussi que mes parents, riches et prospères, sont à l'origine directe de l'aisance matérielle dans laquelle je nage depuis que Madame ma Mère me mis en ce monde par la sainte grâce de Dieu, il y a une trentaine années.

- Mon cousin, vous m'apparaissez aujourd'hui sous un tout autre jour que celui sous lequel il me plut à vous imaginer. Etrange insouciance que la vôtre ! Faisons ici une halte dans le cheminement commun de nos coeurs et dévoilez-moi donc les faits de votre vie passée...
Ainsi j'appris à ma cousine bien-aimée la façon de vivre à laquelle j'avais jusqu'alors été habitué, je lui dis mes convictions, la mis dans la confidence des secrets de mon âme, si nobles et si réfutables cependant... A mesure que je lui parlais, je prenais conscience de mes vanités. Je lui dis tout ce qui se devait d’être dit à mon sujet, sans lui jamais rien cacher de ce que fut ma vie. J'expliquais l'état des choses par les arguments et les certitudes auxquels je m'étais accrochés au fil des ans et des habitudes, et qui étaient évidemment pour la plupart fallacieux.
Après que tout fut dit, Mademoiselle ma cousine fit un bref silence. Ses yeux se remplirent d'une lueur de grande bonté, elle eut un sourire compréhensif -ce qui accessoirement fit naître en moi le désir frivole de lui cracher au visage- et su en un ton spontané et ferme me résoudre à entendre un discours autre que celui que je venais de lui tenir. Et que je me tenais depuis toujours à moi-même, aveugle au monde au-delà des murs du château parental. Ce château qui s’érigeait comme une véritable forteresse face au réel, et ce depuis mon premier souffle...

- Monsieur, vous vous devez de ne rien ignorer des choses du monde que les avantages de votre naissance vous ont épargné. Je me fais aujourd’hui le devoir de porter ces choses à votre connaissance. Dès lors je réponds de votre nouvelle éducation. Considérez-moi comme votre précepteur mon ami.
Quelques temps plus tard le jeune aristocrate décadent que j'étais, livré à lui-même et destiné à une éternelle oisiveté s'était transformé, sous l'amour qu’il portait à sa cousine, en un vaillant et fougueux martyr du travail.
Du lever au coucher du Soleil je courbais le dos (déjà fort meurtri par les cailloux que je plaçais dans ma literie en guise de matelas), l'offrais aux morsures du soleil qui éclairait les terres rocailleuses que je m'étais mis en tête de retourner en été. Ce dos, je l'endurcissais de plus belle en hiver sous un vent de mort qui rendait dure comme la pierre la terre que je m'ingéniais à retourner une seconde fois. Ma pitance se bornait à un méchant guignon de pain noir plus dur que la terre hivernale que je travaillais. Le temps des menus fins était révolu pour moi. J'optais pour les rigueurs d'une vie authentique, saine, naturelle et simple à l'extrême. Parfois, trop affamé, j'avais la faiblesse de me confectionner au fond de mon champ en friches quelque soupe vaseuse vaguement comestible, faite de ronces et de racines. Un vrai festin d'ascète ! Et puis, pris d'un authentique remords d’anachorète, je me faisais vomir, déversant sur mes guenilles cette tiède substance un instant plus tôt ingurgitée, non sans promptement me donner la discipline. Quelques dizaines de coups de lanières reçus sur le dos, lequel était, nous l'avons vu plus haut, déjà en fort piteux état, me ramenaient inexorablement dans le droit chemin. Et j’oubliais bien vite mes soupes de misère improvisées au bord de l’austère sillon.
Un jour ma cousine vint me trouver au fond de mon champ. Sa robe bien propre resplendissait au-dessus du sol fangeux. Cela formait d'ailleurs un contraste inouï avec la nudité de mon corps couvert de boue. Ce corps voué aux extrêmes rigueurs des labeurs agricoles était encore meurtri par diverses blessures dues aux silex que je croisais parfois sur mes terres de labour, aux détours d'âpres sillons...

Le sillon ! Le cher, le saint, le rédempteur sillon, ce trait de terre inopiné creusé à la force du mollet, du bras, de la foi... Cette dernière, si elle ne soulevait pas encore triomphalement la montagne qui me faisait face, du moins soulevait humblement la stérile, revêche terre qui, capricieuse, résistait jusqu'au bout aux assauts de mes muscles éreintés, lesquels s'opposaient, héroïques, à sa texture désespérément compacte. Arrivée à ma hauteur ma tendre cousine me tint ces propos :
Monsieur mon cousin, ne vous semble-t-il pas que, des leçons que vous avez tirées de mon enseignement sur les choses de la vie vous ayez mis une ardeur, un enthousiasme immodérés propres à faire douter de votre santé mentale ? Ne pensez-vous pas que vous avez des conceptions quelque peu erronées et par trop radicales des choses de la vie ? Car voyez-vous, vos desseins à l’évidence m’échappent. Voilà en effet déjà quatre ou cinq fois que vous retournez ces terres. Et vos idées baroques durent depuis des mois. A quoi voulez-vous en venir à la fin ?

- Non pas quatre ou cinq fois ma bonne mie, mais bel et bien sept fois, croyez-moi !

- Soit. Sept fois. Là n'est pas le propos. De grâce, allez-vous me dire la raison de cette passion effrénée pour les choses de la terre ? Vous vous tuez sous mes yeux à ce travail de forçat parfaitement inutile puisque vous êtes né riche et que vous mourrez riche... Mais pourquoi donc grand Dieu ?

- Mais pour rien mon Amour.
203 - Le coeur et l'entonnoir
Autrefois j'ai aimé une créature infernale. Un monstre beau, tendre, baroque et pur : prodige régnant sur un pays dont on ne voit jamais les frontières, aussi vaste que l'imagination. J'ai quitté les rivages qui vous sont si chers, asiles de vos dieux d'airain. J'ai rompu les amarres qui vous tiennent tant à coeur, impatient de rejoindre les brumes promises, loin de votre terre ferme.
Pour plaire à cet être hideux j'ai trahi raison, sens, logique. Pour cette chose innommable j'ai renié l'âpreté des sciences, attiré par l'haleine chaude, mystérieuse de ses baisers. Au nom de cet amour contre-nature je me suis détourné de la fontaine du savoir, préférant me désaltérer à la source brûlante, vénéneuse de ses lèvres. De ce breuvage impie j'ai gardé la nostalgie du feu qui donne leur éclat aux étoiles. Et rend si pâles vos visages enfouis dans la grisaille...

J'ai suivi cette chimère pour fuir vos jours remplis d'ennui. Vous étiez morts, elle était pleine de vie. Parce que j'ai aperçu une parcelle de vérité dans ses yeux vérolés, j'ai dit : "J'oublie la patrie des sages !". Ne me condamnez pas, la mort me demandera bien assez tôt des comptes pour avoir tant aimé la pourriture.
Aujourd'hui je demeure seul, mon amour putride n'est plus à mes côtés. La créature s'en est retournée à son cher enfer, et me voici revenu parmi vous. Je porte sa mémoire comme un délicieux fardeau. Parfois elle vient me visiter dans mes songes pour me cracher à la figure.
Cette créature, les plus âgés d'entre vous l'ont peut-être rencontrée un jour, dans un autre pays que ce pays, sous d'autres cieux que ces cieux. Elle avait les yeux profonds, noirs, terribles et beaux... Ils étaient bleus peut-être. A moins qu'ils ne fussent verts. Ou ténébreux. Mais quelle importance ? Ils étaient bridés comme des demi-lunes ou bien clairs comme l'eau vive. Elle n'était pas d'ici et pourtant elle était quand même de notre pays, de notre histoire, de notre temps. Elle était belle, laide, fascinante, effrayante.
Elle se nommait FOLIE.
204 - Dans le vent
Je me suis fabriqué un cerf-volant. Je n'ignore plus, après maints exemples réussis, les secrets de la confection d'un tel engin. Bambous et tissu, dextérité et expérience sont les quelques éléments indispensables pour donner des ailes à un quotidien trop pesant.
Contempler dans le ciel cette oeuvre issue de mes mains, la voir flotter dans l'azur venté avec une joie d'enfant, c'est projeter le meilleur de moi-même dans les nues tant convoitées, par matière maîtrisée interposée. Sous le souffle du ciel (image de l'esprit divin) j'exprime librement mon désir le plus intime, le plus vital, mon désir essentiel : jouer avec le vent.
Je fais alors oeuvre pie, parce que mon sourire de ravissement est dirigé vers le ciel, destiné aux nuages, et atteindra même les plus lointaines étoiles un jour. Mais surtout, surtout parce que lorsque je demeure des heures à admirer cet oiseau tenu en laisse, ce symbole d'allégement, cet objet identifié volant à hauteur de mes rêves, c'est votre visage que je vois dans le ciel, transfiguré au travers de l'aérienne conception née de mes propres mains.
Et c'est vers ce visage ailé que s'élancent mes plus ferventes prières, sous le vent que je n'entends presque plus, attentif à vos traits retrouvés.
Et alors que chante, grisolle l'alouette, qu'elle lance au ciel ses tire-lire, j'attends que des hauteurs en turbulence me parvienne votre voix qui m'est si chère, portée par le vent, inventée par lui peut-être (vagues sifflements aux accents oniriques, déformés en sons audibles sous l'émoi de l'amoureuse vision), et qu'elle me dise l'indicible, l'inouï, l'inoubliable : l'amour.
Oui, voyez-vous, lorsque souffle le vent je joue, moi.
205 - L'oiseau de haut vol que je suis
La morgue, le superbe, le panache sont mon ordinaire signature, l'empreinte inaltérable de mon vol. Je suis un cygne, un albatros, un aigle. Je suis comme ces princes crucifiés planant au-dessus de la tête des hommes : des bras immenses me portent bien au-delà de vos chers sommets. Mon salut est dans mes ailes, mes ailes sont ma plume, et ma plume est mon fer. Le souffle des muses me retient perpétuellement dans les airs, à très haute distance du monde. Je n'accepte aucune autorité au-dessus de ma voilure déployée, sauf celle de l'ange qui veille sur moi.
Je vis d'aériennes nécessités : vêtu de la seule Beauté, couronné de gloire et ivre de poésie, je bois le bleu de l'azur, mange dans la main de Dieu et niche dans les étoiles.

Aucun écho venu d'en bas ne m'atteint. Le regard sans cesse dirigé vers l'horizon, je maintiens le cap vers l'éternité.
206 - La maison abandonnée
Il y eut un grincement typique lorsque je poussai le portail rouillé de la vieille demeure abandonnée. Ensevelie sous les friches et les ans, la maison était une caricature. Grotesque et un peu effrayante. Les herbes folles semblaient les seuls hôtes encore vivants des lieux.
Comme une photo jaunie, les murs décrépits et couverts de mousse transpiraient une atmosphère surannée, intime et familière. J’avais l’impression qu’ils restituaient les conversations, les émotions captées des années auparavant, au temps où tout vivait dans la maison. Les vieilles pierres perçaient le silence et se faisaient subtilement éloquentes : je revoyais sans peine ce que fut la vie des anciens habitants.
Des générations s’étaient succédées ici, les murs me le disaient avec insistance : ils respiraient cette douce nostalgie propre à ces lieux qui ont abrité des destins sans histoire et où se sont figés dans bien des mémoires de longs dimanches d’enfance. A travers la pierre à l’abandon, le portail d’un autre temps, les marches usées, les vies qui s’étaient écoulées ici se rappelaient naturellement au visiteur... Leur histoire enfouie sous les ronces soulevait discrètement le couvercle du temps, laissant apparaître des bribes de passé : objets d’antan traînant par terre, effluves de cave et de vieux plâtre, impressions de déjà vécu. Ce charmant cimetière était hanté par la Mélancolie.
Je revivais imperceptiblement les humbles événements quotidiens de ces vies de famille. A des années de distance je croyais entendre l’écho des rires d’enfants, des couverts de la table dressée sous le grand arbre, des murmures échangés les longues soirées d’été…
D’un coin de la cour émanaient des relents d’ordures abandonnées par des oiseaux de passage : squatters, vagabonds ou poètes douteux. C’était à la fois sordide et anecdotique, insignifiant et pittoresque.
Cette maison avait eu une âme, jadis. A présent elle était muette, éteinte. Morte.
Je la quittai en prenant soin de refermer derrière moi le portail que je venais de faire grincer pour la dernière fois peut-être. Et sans me retourner, je me hâtai.
207 - Belle et triste dame
Madame,

Ma chère étoile, sachez que je suis votre invisible présence, votre ange à l’épée, votre feu de compagnie, votre cygne étincelant, votre inextinguible chandelle. Madame, votre misère est digne de ma flamme. Vous valez le sacrifice des jours de ma jeunesse. Ecoutez mes chants d’amour, ils sont sincères et violents, empressés et ingénus. Je suis chevalier et bohémien, guerrier et enfant, ange et loup. Vous êtes l’or de mes songes Madame : vous avez le prix des trésors sans nom.

Je sais que mon discours vous dérange, mais quels autres propos tenir à votre égard ? L’amour que je vous propose vous déplaît-il donc tant pour ne pas vouloir entendre ses plaintes ? Etes-vous si amère pour refuser un cadeau de si haut prix ? Vous ne m’aimez pas, soit. Mais peut-être m’aimez-vous quand même sans que je le sache ?
Madame, quand nous reverrons-nous ? Je suis damné, perdu pour mes semblables, mais sauvé, plein de gloire aux yeux des muses… Je suis un démon, ou alors un messie, ou les deux à la fois peut-être. Mais je sais en tout cas que je suis atteint d’un mal incurable, d’une maladie enviée par les princes eux-mêmes : je suis un incorrigible amant, un infatigable conquérant des cœurs, un éternel feu d’amour. Cet amour qui est mon credo, mon destin, ma nature, mon vice, mon enfer. Mon salut.
Mon salut Madame.
Je vous aime, il faut que je vous le dise, vous l’écrive, vous le chante. Je suis le dernier des chevaliers. Je suis le chant du cygne, le vent du ciel, le souffle des sommets. Je suis l’aile de Morphée, l’aimé des anges, l’allié des chimères. Je suis l’amant frénétique : je suis l’amant des pleureuses, l’amant des frivoles, je suis l’amant des barbelés, l’amant des dentelles, je suis l’amant de vous Madame.
208 - Cette ordure de mémé à Pâques
Mémé la vieille, voilà que tu chiales parce que les petits enfants que tu gâtes comme une vraie mémé-gâteau ne t'ont pas fêté ton anniversaire en ce jour de Pâques (t'as eu quatre-vingt-huit ans)... Hé ben moi je te dis que t'es qu'une sale mémé de pourriture de putain de vieillasse... Mémé, ta chère sensibilité de vieille carne qui chiale à quatre-vingt-huit balais, hé ben tu peux te la mettre où je pense ! Sale hypocrite ! Moi je vais te dire qui tu es vraiment, mémé. Et pis devant tout le monde encore, vieille chamelle que t'es !
D'abord parlons de ce sale coup que t'as fait en quarante, que personne n'est même plus au courant aujourd'hui. T'as dénoncé une famille de Juifs aux Boches : les parents et leurs deux petits enfants. Tu te rappelles ? Et t'as fait ça pour quoi mémé ? Même pas pour l'argent, nan. Même pas non plus par vengeance personnelle. T'as fait ça pour la France mémé. Oui, pour la France. Hé ben je peux te dire qu'elle est belle ta France mémé ! Tu les as envoyés aux camps mémé, les parents et leurs deux enfants. Et ils sont partis en fumée, mémé.
Et tout ça parce que tu voulais être bien vue des Boches en quarante. Espèce de sale ordure de crevure de vieille mémé, va !
Et qu'est-ce que ta vieille matrice de crevure de fumelle a pondu dans sa vie ? T'as eu cinq gosses mémé. Tu les as vu tes gosses ? Cinq grosses pourritures. Mais alors de la vraie pourriture de merde, ces cinq gosses-là... Tu les as bien élevés, mémé : ils sont vraiment à ton image. Là c'est vraiment réussi. Je vais d'ailleurs te les énumérer, mémé.
Il y a le plus jeune, Gontran, gros pédé de cent quarante cinq kilos. Il est bègue, il a le faciès tout vérolé, il est complètement chauve, il est jamais rasé proprement, il fout rien de ses saintes journées, il a quarante-huit ans et il habite encore avec toi. Joli garçon le Gontran.
Pis y'a l'Alphonse mémé. Vague commis agricole, parfait analphabète et obsédé sexuel notoire qui vit seul dans une cabane sordide au fond des bois. Il ne cesse de songer aux femmes. Il faut voir en quels termes immondes il les considère, les femmes ! Incapable d'approcher normalement une représentante du beau sexe. La gent féminine le fuit littéralement comme un verrat qu'il est : c'est vrai qu'il grogne au lieu de parler l'Alphonse, et quand il mange sa soupe dans sa cabane au fond des bois, il bave tellement qu'il pense tout le temps à baisifier ses "sacredieu d'putains d'fumelles" comme il dit, lesquelles hantent du matin au soir son coeur dégénéré... Pauvre bête d'Alphonse. Fait pitié.
Il y a ta fille aussi, la Gertrude. T'as quand même fait une fille mémé. Une vraie morue la Gertrude. Elle écume les bas-fonds des pires trous de provinces : Mers-les-Bains, Mauvais-Goût-Plage, Vantimilles et Plouc-City-sur-Creuse. Elle pue à plusieurs mètres à la ronde cette grosse truie, et en plus elle paye même pas ses loyers. La Gertrude, elle a même refilé la vérole au bon Dieu tellement qu'elle est morue dans l'âme cette gueuse finie... Un peu comme toi à son âge, mémé. Sauf qu'à son âge t'étais encore plus laide qu'elle. Un vrai exploit quand on voit la Gertrude.

L'autre salopard encore, l'Ursule. Un vrai pédophile celui-là. Impénitent, irrécupérable, vicieux et corrompu jusqu'à l'os. Ha ! Il en a brisé des petites vies innocentes, ce gros porc luxurieux ! L'Ursule : un être particulièrement abject, un authentique monstre dénué de tout scrupule... Tu peux en être fier de cui-là mémé, il est vraiment digne de toi, tiens ! Pédophile et drogué par-dessus le marché. Ou trafiquant, ou les deux à la fois. Tu l'aimes bien ton fils Ursule, hein mémé ? Normal, c'est lui qui te fourni en doses de blanche. Et de fort mauvaise qualité en plus. Parce que toi aussi t'aime bien te droguer mémé, n'est-ce pas ? Même que t'es pas très regardante sur la qualité des saloperies que tu t'injectes dans le sang, lequel est déjà naturellement bien vicié. On peut dire que tu n'es vraiment plus à une ordure près, mémé.
Pis pour finir y'a l'aîné, l'Alfred, taulard professionnel. Il est d'ailleurs certainement en train de crever de sida et de misère en ce moment, quelque part en France ou ailleurs. Si ce n'est déjà enfin fait. On aurait pourtant pu penser qu'il se refaisait une énième Santé. Mais non, parce que même là-bas ils n'en voulaient plus de l'Alfred : trop pourri pour eux. Il contaminait les autres détenus. Maintenant ça doit bien faire dix ans que t'as pas eu de nouvelles de cette ordure de grand fiston, mémé. Il serait déjà mort depuis dix ans l'Alfred, que ça m'étonnerait pas. En tous cas, en taule ou bien six pieds sous terre, où qu'il soit qu'il y reste. Et bon débarras !
Voilà tes cinq enfants mémé. Joli tableau, n'est-ce pas ? Toi t'es pas mieux qu'eux mémé. T'es pire même. Comme la fois où t'as été la première à te radiner pour regarder quand on a coupé la tête du condamné à la guillotine, au temps où que c'était encore public. Toi tu le savais qu'il était innocent, tu pouvais même en apporter la preuve aux juges, mais tu avais préféré te taire... D'ailleurs c'est toi-même qui l'avais faussement accusé par lettre anonyme. Tu voulais voir rouler sa tête dans le panier. C'est ça qui t'amusait surtout mémé. C'est pour ça que t'avais rien dit. C'était pas encore la guerre de quarante et tu voulais voir absolument du sang. T'étais déjà assoiffée de fange mémé. T'avais besoin de te rassasier d'ordures, pour pouvoir plus tard en devenir une grosse, une vraie, une énorme. Il avait vingt ans, il était innocent et pourtant t'avais été bien contente de voir rouler sa tête, espèce de vieille guenon de raclure de putain de sale vioque !
T'aime bien jouer également des aiguilles à tricoter, hein mémé ? Toi t'as toujours été une vraie spécialiste en tricot. Mais t'es pas tellement du genre à confectionner d'interminables chaussettes au coin du feu durant les longues soirées d'hiver, non. Toi mémé tu serais plutôt du genre à tricoter des petits anges au fond des caves. Dis mémé, à l'époque ça t'avait rapporté combien de sous à blesser ainsi des ventres de femmes avec tes sales aiguilles à moitié rouillées ? C'est pour ça que t'étais devenue si riche avant 76, hein mémé ? Espèce de fumure de pourriture de mémé de vieille toupie de pourritaille de putassière de quatre-vingt-huit balais !
Pis les petits chats tu les aimes pas bien, n'est-ce pas mémé ? Faut dire qu'ils t'en font voir de toutes les couleurs ces "sales petites bestioles" à poils et à moustaches. Parce qu'un jour une de ces "horribles créatures" que tu détestes tant a osé miauler à ta porte un hiver parce qu'elle crevait de faim, t'as été voir illico la mère de ce petit chat et tu lui as volé toute sa portée de chatons. Pis les pauvres chatons, tu les as jetés aussitôt dans le feu, mémé. Dans ta cuisinière à bois. Tous crus et tous vivants. Tu les entends pas crier la nuit dans tes rêves les petits chats que t'as balancé vivants dans ta cuisinière à bois, dis mémé ? Sale vieille mémé de putassière de serpillière de crevure de chamelle de guenon de saloperie de vipère ! J'espère que quand tu seras crevée le bon Dieu il te le fera regretter ton chauffage spécial aux chatons que tu t'es fait ce jour-là !
Il y a 15 ans que le pépé il est mort. L'était pourtant pas si vieux que ça le pépé quand il est mort, hein mémé ? Faut dire que tu l'avais un peu aidé à le faire passer par-dessus bord... Sous ton insistance il venait de contracter une assurance-vie le pépé. Et c'est juste à ce moment-là qu'il est mort, comme par hasard. C'était-y pas à cause que tu lui mettais de la mort-aux-rats dans sa soupe, mémé ? Disons qu'officiellement c'était pour relever le goût de sa soupe que tu faisais ça. Grosse charogne de mémé !
Et le coup du vagabond que t'as trucidé, tu te rappelles ? Tu l'avais trouvé complètement saoul, étendu dans le fossé. Tu lui as pris sa bouteille de gnole, tu l'as bue et après tu lui as fracassé sur la tronche pour pouvoir lui faire les poches tranquillement, au clodo. Quand t'as trouvé tous ses sous, t'es partie mémé. Le vagabond il a agonisé des heures dans le fossé, avant de crever. Dis mémé, c'était-y pas le coup où que t'avais accusé par lettre anonyme ce jeune innocent qu'était passé à la guillotine ? T'es vraiment une sacrée vicieuse la mémé, dis-moi ! T'as de la suite dans les idées toi. Pourritasse de vioquasse de sale carne !
Allez, joyeuses Pâques quand même, mémé. Va donc avaler tes gros cocos en chocolat. Va les faire bien fondre au fond de ta vieille gorge puante et ridée de vieille mémé de quatre-vingt-huit ans. Pis après crève bien dans ta pourriture mémé, que la Terre elle soye définitivement débarrassée de la plus grosse ordure qu'elle ait jamais portée.
Bonnes fêtes de Pâques mémé, et pis joyeux anniversaire pour tes quatre-vingt huit ans.
209 - L'art de répondre aux annonces les plus banales
Incidente annonceuse,
Votre annonce a la douce et prometteuse éloquence des âmes en proie à leurs plus chers tourments, et vos raisons de la passer ne sont pas différentes je crois, des raisons que j'ai moi-même de vouloir conquérir votre couronne.
Les causes qui animent votre plume ici sont les mêmes, me semble-t-il, que celles qui me dictent ces mots vers vous. Les termes de votre message ont les allures dignes et respectables d'une bienséance attendue. Mais l'on nomme autrement cette prudence, cette élémentaire distance, cette féminine réserve selon les dispositions particulières du coeur en proie à certains transports, même si ces secrets élans ne sont pas toujours consciemment avoués à soi-même...
Les circonstances confèrent à ces précautions que vous semblez prendre une vertu éminente : celle qui consiste, à travers cette décence de circonstance, à laisser s'épancher sagement, discrètement, implicitement votre coeur en aimable compagnie...

Les yeux ne se rencontrent pas mais les pensées se croisent, qu'on le veuille ou non. L'essentiel étant invisible pour les yeux, vos mots non encore dits atteignent d'autant mieux leur cible : ce qui n'est pas sur mon écran me va droit au coeur. Soit pour le blesser, soit pour le flatter, selon mes humeurs ou vos futures intentions. Tantôt je prendrai votre silence pour une flamme déclarée, tantôt je prendrai vos mots pour un bûcher.
Si j'en crois votre photo, vous avez les grâces sûres des célestes désignées et votre beauté incorruptible agrée singulièrement à mon coeur esthète : je succombe avec feu et sans nul regret à votre charme diabolique.
Mon désarroi est indicible. Vous me voyez peut-être déjà et cependant vous êtes aveugle car je prétends n'être pas que ce que pourrait laisser supposer ma plume. Je vous vois et je ne vois rien d'autre que vous. Et en cela je suis aveugle à mon tour... Etant né pour l'amour, je ne puis traduire autrement ces sortes d'événements : selon le prisme divinement déformant de mon coeur par trop sensible aux causes qui le font battre.
Et vous savez à présent que vous êtes la cause première de ses mouvements déréglés.

Il ne tient qu'à vous de faire le choix décisif. Ou vous demeurez silencieuse et vous contribuerez aux tourments d'une âme honnête victime des flèches d'un démon nommé Cupidon, ou vous répondez à ma détresse et vous gouvernerez en souveraine, selon vos plus urgents caprices, une âme entièrement dévouée, jeune encore.
210 - L’infortune de la laideur, les avantages de la fortune
- Mademoiselle, vous allez être bien étonnée : vous êtes laide, cependant je convoite avec feux votre modeste hymen. En vertu de cette loi mondaine qui sur l’échiquier de l’amour fait passer au second plan le visage contrefait de l’amante lorsque cette dernière à l’avantage de posséder une jolie dot, je brûle en votre nom. Déplaisants sont vos traits pour le premier venu. Ravissants je les trouve : Monsieur votre père en m’accordant votre main me lègue sa fortune.
Réjouissez-vous car vous auriez pu naître laide et pauvre. Le sort a voulu que vous naissiez laide et riche.
Vos mille écus vous confèrent mille grâces. Ce que la beauté seule peut s’acheter passagèrement sans le secours d’un héritage, la laideur couverte d’or peut se l’approprier durablement. Quand une femme a l’heur de posséder soit la beauté soit la fortune, elle doit en user sans entrave ni honte à dessein de jouir au mieux de l’existence.
Ce que la naissance accorde aux êtres, beauté ou argent, les êtres doivent en user sans scrupule. Armes légitimes de la vie de salon... Soyez certaine qu’en maintes occasions, ici et ailleurs, aujourd’hui et de tout temps, à l’insu des bonnes consciences et sous couvert de vertu, la beauté a toujours exercé ses droits autant que la richesse. Qu’une femme laide comme vous use de ses biens pour s’acheter un durable hyménée est aussi judicieux et pas plus déshonorant qu’une femme usant de sa beauté à des fins personnelles, qu’elle soit en quête d'émois charnels furtifs ou de romanesques enchantements de l’âme.
Vous n’avez pas la beauté mais vous avez l’or. D’autres ont la beauté mais point l’or. La justice est de ce monde Mademoiselle, en vertu de la loi universelle des équilibres : mes ardeurs contre vos écus, et tout s’arrange, tout s’harmonise, bref tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
- Monsieur, pour cynique qu’il soit votre discours est cependant plaisant et aimable. Vous disposez avec outrance, désinvolture et grande liberté des mots autant que des coeurs, et vos arguments éhontés me montent à la tête. Je suis d’autant plus sensible à vos raisons que je suis effectivement bien laide, et fort riche. J’ai tout à gagner à partager la fortune de mon père avec un compagnon aussi conciliant. Je vous accorde le droit d’accéder à ma dot en échange de votre fidélité à cet hymen si peu accoutumé aux courtisans. Flattez-le bien Monsieur, et vous n’aurez point à le regretter puisque j’acquiesce de tout cœur à vos avances : ma dot contre votre flamme.
211 - Un jeune vicaire fougueux aux moeurs déréglées
Chère amie,
Je n'ai pas dormi de la nuit. C'est que je ne fus pas seul sous les draps de mon humble alcôve... Un amant m'a tenu compagnie toute la nuit.
Un vicaire.
Un authentique vicaire. Très porté sur les choses sacrées de la religion. Et sur les mystères plus sacrilèges de la chair en émoi. Totalement dénaturé : insensible aux charmes venimeux de la femme, mais absolument ensorcelé par les viriles séductions des gens de son sexe... Comme le sont d'ailleurs assez souvent certains jeunes ministres de l'Église. Dans la hiérarchie ecclésiastique il y a généralement le clan discret et infâme des pédophiles et celui, plus aimable, des simples sodomites.
Ordinairement dans ce milieu la pédophilie est un vice réservé aux plus vieux ministres du culte, tandis que l'homosexualité simple est surtout l'apanage de la jeune génération de prêtres. Cette nuit je fus victime consentante de cette seconde race de gens d'Église.
Oui ma mie, j'ai passé la nuit avec un homme d'église dûment homosexuel, un jeune vicaire extraverti et pourtant religieux convaincu. Un bien joli jeune homme qui porte beau la soutane à la vérité. Avec beaucoup de charisme : de la féminité et de la virilité mêlées qui lui donnent un charme fou. Un sacré bougre au lit ! L'amour entre gens du même genre, surtout lorsque l'amant est un prêtre, est une chose fort troublante.
Son torse musculeux, sa nuque virile, ses tempes transpirantes, ses lèvres de soldat, son sceptre profanateur... Son souffle sonore, son coeur qui battait... La façon violente qu'il avait de rendre hommage à son partenaire, d'aller et venir en lui odieusement, outrageusement, délicieusement...
Le contact de ses muscles contre mon torse imberbe, ses gémissements rauques au creux de mon oreille, ses caresses viriles dans mon cou, ses épaules larges et autoritaires engagées dans cette mâle étreinte, tout cela sur fond de secret et de scandale, fut d'un romantisme intense. Je rougis de mes frissons.
Partagé entre les voluptés de la chair qui se corrompt et la fidélité aux voeux de chasteté récemment prononcés, tiraillé entre les naturels tourments de ses sens en éveil et ceux, plus moraux, provoqués par les remords, il n'a cessé, cet amant austère, d'alterner oeuvres impies avec repentances. Sa nuit en ma compagnie ne fut qu'une succession de chevauchées endiablées et d'agenouillements, de coupables voluptés et de sincères pénitences.
A chaque fois qu'il venait de commettre sur moi le blasphème suprême (copié sur les moeurs qu'avaient les gens de la cité de Sodome), il se donnait scrupuleusement la discipline. Son étrange calvaire ne prit fin qu'à l'aube. Et, rassasié d'infâmes voluptés, il a fini par se retirer en quelque lieu désert afin d'y méditer sur ses faiblesses.
Quand le reverrais-je, mon amant terrible ? Mais il appartient à l'Église, et celle-ci, épouse jalouse, ne me le rendra jamais...
Nous nous sommes aimés une nuit durant. Dès le début je savais que mon amant me fuirait. Il s'efforcera maintenant de m'oublier à travers l'exercice de son ministère en quelque lieu reculé du pays. Il ne me reste de cette nuit inoubliable que le souvenir de nos étreintes et l'odeur de sa peau sur les draps. Allons, il me faudra pourtant bien l'oublier, même si notre amour a l'odeur âcre, sulfureuse du scandale...

Vous pouvez en être offensée ma mie, cependant vous ne m'empêcherez pas de garder de cette nuit un souvenir ineffable. Le prestige de la soutane et le sourire charmeur de cet homme, choses assez communes dans ce milieu (qui ordinairement ne font chavirer que les vieilles filles dévotes), ont agi sur moi comme un feu sacrilège, à la fois infernal et divin.
Voici donc fidèlement rapportées les occupations éhontées de ma nuit. Je crois que je suis à partir d'aujourd'hui définitivement devenu homosexuel, exclusivement attiré par les beaux hommes d'Église... Voilà la redoutable vérité chère amie. Hélas ! me voici à partir de maintenant devenu un sodomite ecclésial convaincu.

Je suis perdu pour la religion.
212 - Vue d'esthète
Par un dimanche triste, pluvieux, je suis entré dans l'église d'un village perdu du fin fond de la campagne mayennaise afin d’assister à la messe. L’église était pleine de bonnes gens du pays : casquettes rondes et tailleurs démodés de rigueur. Ca sentait la cire, la vieille province et le désuet.
J’observais avec attention cette société de dévots endimanchés. Chose étonnante, parmi cette assistance grisonnante il y avait quelques jeunes filles à la mise moderne, colorée. Elles n’avaient pas vingt ans. Certaines étaient laides, d’autres charmantes. Je scrutais discrètement ces enfants de choeur en fleur. D’abord les rosières sans grâce, puis les jolies oies blanches. Sur ces dernières je m’attardais charitablement.
Le contraste était saisissant entre ces dos courbés, ces nuques ridées, ces faces rougeaudes d’hommes et de femmes de la terre mayennaise, et ces créatures juvéniles aux mines délicates, aux galbes olympiens, aux gorges parisiennes. Je me perdais dans la contemplation de ces chairs esthétiques, de ces traits aériens, de ces toilettes recherchées...
Les ouailles entonnèrent un chant, guidées par un orgue solennel. L’instrument en question, mi-orgue, mi-harmonium pour être honnête, semblait issu d’un XIXème siècle des plus rustiques. Les premières notes s’élevèrent... Le pire était à redouter.
Le chant n’était point grossier.
Surpris, je l’écoutai avec une sincère attention. L’on aurait pu s’attendre à quelque pesante, grasse, champêtre interprétation... La chorale était d’une étonnante qualité. Et le choix de l'oeuvre d'un goût sûr.
Tout à l'écoute du chant de messe, je ne quittais pas des yeux les gracieuses pucelles, leur prêtant une attention grandissante au fur et à mesure que s’élevait le choeur. En esthète averti j’associais les émois, combinais les ravissements, mêlais les ivresses : j’étais enchanté par la vue de ces demoiselles parées de la Grâce, et dans le même temps transporté par l'hymne. Aux anges, corps et âme. Mon regard obliquait parfois vers la voûte aux peintures naïves, puis revenait vers ces vestales mayennaise propres à inspirer d’authentiques vocations parnassiennes.

Cette fois le chant qui résonnait sous la voûte à la fresque écaillée était de toute beauté.

C’était inattendu d’entendre ça dans cette église du fin fond de la Mayenne, déconcertant de s'apercevoir qu'un tel joyau pût naître de ces gorges agrestes, insolite de découvrir tant d'art chez ces éleveurs de bétail. Etonnant mais indéniable : le chant était splendide. Moment de grâce dans une semaine d’étables, de bistrots miteux et de cours de fermes aux odeurs de fumier.
Pris sous le pieux sortilège des choristes, j'accédais à une autre dimension du monde, biblique. Tout était magnifié à travers le prisme de mon regard. Mon regard qui devenait insensiblement, progressivement comme le regard originel, le regard d’Adam et Eve d’avant le péché, ce regard vierge de préjugé, innocent, libre, ignorant des mondanités, du mal comme de la laideur...
Sous l’effet de l’Art, l’esthète que je suis voyait la beauté partout où son regard se posait. Et mon regard avait fini par se poser indistinctement sur les élues de la Beauté comme sur les créatures franchement ingrates.
Cependant, conquis par tant de causes diverses mais encore conditionné par d’académiques préjugés culturels, je préférais me concentrer sur les visages les plus flatteurs. Je contemplai ainsi quelque jeune et vierge soeur d’Aphrodite, irrésistiblement emporté par l’aile d’Euterpe ou de je ne sais quel messager céleste missionné pour sauver mon âme impie.
Le chant redoubla d’ardeur.
Et à ce moment précis les faces bovines s'affinèrent, des traits linéaux apparurent sur les visages : et je voyais des poètes à la place des paysans... Et je voyais des anges à la place des jeunes filles, qu'elles fussent belles ou laides...
J'ai craint que le charme ne se rompe aussitôt le chant fini, aussi ai-je quitté l'église bien avant la fin de l'office.
213 - L'imposture de l'autorité
Ceux qui parmi vous se laissent impressionner par les morts, par les magiciens ou par les poètes ne sont que des sots. Certes, j'admire et apprécie à leur exacte valeur les oeuvres de Hugo, de Chopin, de Bach... Cependant je ne m'aliène pas à ces auteurs. Les imposteurs sont partout, qui cherchent à se faire passer pour des petits dieux.
Les étoiles n'ont aucun droit sur ma destinée individuelle, pas plus que les vermisseaux. Ni les Einstein ni les Mozart n'ont à faire la loi chez moi : ils n'ont aucun privilège de plus que le premier venu. Le génie des autres ne leur confère nullement d'autorité sur ma personne. Les talents inédits de mes semblables ne m'ôtent pas le moindre droit d'être ce que je suis. Par exemple, ici je destitue la beauté pour faire triompher la laideur. Ailleurs je restaure cette beauté déchue pour vouer la laideur, hier tant admirée, à la géhenne : là est mon inaliénable, glorieuse liberté. Faites de même et comme moi raillez sans vergogne vos plus chers maîtres, et vous deviendrez des oiseaux d'envergure.
Je crache irrespectueusement sur la barbe de Homère, je tourne en dérision le couronnement des têtes pleines de majesté et je place sur le trône le dernier des mohicans, et puis je ridiculise encore les chanteurs d'opéra... Les imposteurs sans cesse tentent leurs viles séductions sur les foules. Les poètes sont des imposteurs, les artistes sont des imposteurs, les grands hommes sont des imposteurs, les camionneurs sont des imposteurs. Les imposteurs sont partout. Osez penser par vous-mêmes. Bâtissez vous-mêmes vos propres cathédrales et cessez de vous agenouiller devant ces statues de sel qui vous rendent infiniment ridicules.

Inventez vos étoiles, devenez votre unique référence ou fabriquez vos dieux. Mais cessez d'être obligés de vous sentir écrasés par le poids des statues nées avant vous... Soyez libres, apprenez à penser seuls, affranchissez-vous de l'autorité qui à vos yeux est la plus sacrée, volez de vos propres ailes.
Trop de blouses blanches, de peaux rouges, de légions d'honneur, de simples troufions, de grands mathématiciens, de couronnes posées, de têtes coupées, de verts académiciens et de prix inestimables abusent de leur pouvoir pour impressionner le naïf, l'idiot, le borgne. Les vierges salaces et les débauchées effarouchées, les soldats kaki et les soleils de plomb, les empires et les républiques, les ecclésiastiques et la carotène, les avocats marrons et les rouges pompons, tous sont des imposteurs qui veulent votre soumission à leur cause.
Il faut simplement le savoir et surtout leur montrer que l'on sait. Mais je sais bien que nul ne me croit parmi vous... Alors dormez bien tous, jolis petits pourceaux, tendres petits agneaux, dociles petits veaux que vous êtes.
Demain l'on vous égorgera.
214 - Des noms périmés
Ils s'appelaient Gustave, Alphonse, Auguste, Octave, Gontran, Alfred, Eugène. Leurs noms sont gravés sur des grandes plaques dans le cul des églises de province. Qui les prononce encore, ces noms d'un autre âge qui sentent l'hospice, le vieux béret et les grasseyements ?
Les porteurs de ces noms gravés devenus obsolètes ont pourtant eu vingt ans, eux aussi. Et ces vingt ans-là se sont brisés dans des tranchées. Sans même le piteux espoir de finir un jour à l'hospice. On se souvient des masses indistinctes de soldats tués, des régiments décimés, des troupes de combattants sacrifiés. Mais qui se souvient des individus, des Eugène, des Alphonse, des Auguste, de tous ces destins anonymes et pathétiques qui ont fini sur des listes dans les églises ? D'ailleurs les églises sont désertes et presque plus personne ne s'attarde devant ces rangées de noms gravés.
Moi j'y lis la moustache d'Eugène, la casquette de Gustave, la pipe d'Auguste : des choses qui nous ressemblent, à presque un siècle de distance. J'y lis le sort humble et pénible de ces appelés arrachés du sillon, du foyer ou des bras de l'aimée. J'y lis les vingt ans d'Auguste, de Gustave, d'Alphonse, d'Eugène, de Gontran, d'Octave, d'Alfred, leurs maudits, damnés, poignants vingt ans massacrés dans les tranchées de la «14».
215 - Au clair de l'une, à l'ombre de l'autre
Mademoiselle,

A la vue de la Lune montant dans la nue, vos traits s'imposent à moi. Toujours, je vous ai associée au disque lunaire, vous ma claustrale, vous ma mélancolique amante. Pâle apparition aux charmes muets et au visage vague, vous êtes l'appel du large : celui des profondeurs sidérales et des étoiles lointaines.
Vous êtes ma consolation poétique, une sorte de lueur au firmament qui entretient en moi le rêve. Demeurez pour toujours cette spectrale, frêle créature croisée entre poussière et azur, entre ciel et gargouilles. Votre orbite est onirique, vous l'astre au teint blême. Chaque fois que je regarde la Lune, c'est votre visage que je vois Mademoiselle, aussi doux qu'une chandelle, mystérieux comme un oiseau de nuit, hâve tel un fantôme.
Lorsque passe au-dessus de mon toit la sphère étrange, qu'elle chuchote à travers ma fenêtre, qu'elle se fait compagne de mes insomnies, c'est vous que j'entends frapper au carreau, vous qui hantez ma chambre, vous qui me tenez en éveil.
La Veilleuse qui luit au zénith me rappelle la triste chartraine que vous êtes. Vous ne cessez de tourner autour de moi Mademoiselle. Et tout comme la blanche Dame au dos rond, vos grâces sont tombales. Je chante à l'infini votre beauté funèbre.

Vous avez les attraits cosmiques des sélènes créatures et des filants objets qui peuplent la voûte, hôtes célestes que je poursuis comme un Graal à ma portée.
Vous ressemblez au mystère d'en haut. Vous êtes un temple, et de ce temple s'élève une prière. Et cette prière, c'est la mienne. Et je m'adresse à vous. Et le sens de ma prière est l'amour.
Chartres est mon éden et ma douleur, ma gloire et ma misère. Et votre rivale de chair qui partage mon alcôve, ma plus chère faiblesse. Vous, vous êtes mon purgatoire, ma croix, mon linceul. Et puis ma rédemption, ma lumière, mon salut. L'une est ma conquête temporelle, l'autre ma victoire céleste. L'une à ma gauche, l'autre à ma droite. L'une est un peu ange, l'autre un peu diable. Tiraillé entre ces deux feux, je me consume.
Ma plume est une flamme et vous Mademoiselle, vous êtes un songe. Des deux follets sont nées ces lettres d'artifices.
Je vous destine ces mots. Je m'en retourne à ma Lune, à ma compagne légitime et à mes chères étoiles, ne cessant de songer à vous.
216 - Leçon de choses
L'une était laide, sotte, méchante. L'autre était belle, espiègle, aimable. Cependant la première était très chaste et fort pieuse, la seconde frivole et passablement impie.
Par jeu je tins ce pieux discours à la dévote aux traits ingrats :
- Mademoiselle, votre laideur est le garant de votre vertu. Vos moeurs austères plaisent à Monsieur le curé qui vous voit à vêpres chaque jour. Votre vie de misère fait plaisir à voir, au moins vu du presbytère. Votre laideur est maudite mais votre vertu est estimable. La décence est chose encore assez rare chez les jeunes filles pour qu'elle vaille quelque prix aux yeux des honnêtes gens. Acceptez donc aujourd'hui qu'un galant achète votre hymen au prix fort.
La chaste me répondit :
- Certes, je suis laide. Cependant je suis une fille pieuse et honnête, amie des araignées d'église et des soutanes. En ce bas monde seules la solitude et la poussière me sont chères. Sachez que mon hymen est consacré au silence, mon coeur au démon de l'ennui et mon âme aux cloches de l'église.
A l'entendre ainsi parler, elle était effectivement bien sotte.
A la jolie libertine je m'adressai en ces termes :
- Mademoiselle, votre charme est le garant de votre bonheur. Vos moeurs joyeuses plaisent à Dieu qui se réjouit d'avoir fait une si belle oeuvre. Votre légèreté ensoleille les coeurs ternes qui vous approchent. Votre beauté est bénie, ainsi que votre âme. La vénusté est chose trop précieuse pour qu'on omette de lui rendre hommage. Acceptez donc aujourd'hui qu'un galant achète votre hymen au prix fort.
Sur quoi l'aimable créature me répondit :
- Parce que je me voue sans compter aux causes de l'amour, je vous accorde sans compter l'accès aux merveilles que vous convoitez. Je suis l'amie des joyeuses gens, de la danse et du vent dans les herbes folles. Ma beauté est consacrée à la Beauté, mon coeur à la joie et mon âme à qui la méritera.
Après l'avoir dûment corrigée et humiliée je laissai tomber la laide, bigote et imbécile demoiselle au bénéfice de la belle, épanouie et spirituelle amante.
Moralité : châtiez, raillez puis fuyez les laiderons sans esprit ni envergure !
217 - La hauteur de ma tête
Le responsable d'un concours d'écriture, estimant que l'un de mes textes avait ses chances de remporter quelque laurier, insistait pour que je participe à cette partie de belles lettres. Voici en quels termes j'ai défendu ma cause.
Monsieur,

Je tiens à vous remercier encore pour l'intérêt que vous semblez porter au beau spécimen que je suis, ainsi que pour votre flatteuse insistance au sujet de ma présence à cette remise de prix. Cela m'honore, me flagorne, me gonfle d'orgueil et finalement sert bien mon cher ego. Me voilà fier et rond comme une baudruche enflée. Cela dit, je ne viendrai pas. Cette irrévocable décision a la vertu de dilater encore plus cet ego qui me tient tant à coeur. Plume et ego sont d'ailleurs indissociables chez moi, la qualité de l'une allant naturellement de pair avec la démesure de l'autre.
Au téléphone je vous avais expliqué mon point de vue sans appel concernant ces affaires provinciales. Finalement je constate que cette manifestation est parrainée et encaustiquée par du beau monde parisien. Raison de plus pour moi de ne pas me fourvoyer dans ces espèces de vanités. En ce qui me concerne, il est plus glorieux de dédaigner votre flatteuse invitation que d'y agréer, même avec une aristocrate, ostentatoire et hautaine condescendance. Me frotter à ce cercle d'oiseaux occasionnels, même pour y exercer mon mépris, ce serait me discréditer aux yeux des muses.
Je ne veux surtout pas être considéré, ainsi que vous l'écrivez, comme le "révélateur de l'état d'esprit de la société". Je ne suis représentatif ni des masses ni des minorités. Je suis demeuré libre et vierge : glorieusement inculte, associable avec fierté, blasphémateur non seulement envers les amateurs mais aussi et surtout envers les "panthéonisés" de la littérature. Le talent des autres m'insupporte plus que leur médiocrité.
Toutes les plumes sont mes ennemies potentielles.
Ma présence parmi ces adversaires policés et dûment chaussés serait incompatible avec l'idée que je me fais de ma belle et digne personne. Ce serait faire définitivement offense à mon image que de me mêler à cette société de plumes bien élevées, souriantes, ponctuelles au rendez-vous de leur minuscule gloire, et certainement vaines.
Tantôt je raille mes semblables parce qu'ils n'ont pas de semelle au pied, tantôt je les raille parce qu'ils sont joliment bottés. Les va-nu-pieds sont ordinairement les ennemis de ceux qui portent cuir au talon. Aujourd'hui je ne suis point chaussé : je conspue donc les porteurs de guêtres. Demain je le serai : je me rallierai alors à leur raison. Il suffit que la cause de ceux qui me combattent devienne celle du temps qu'il fait pour que je la défende aussitôt, et avec haine encore. Ou pour que je l'attaque de tout coeur.
Ainsi que la météorologie, l'écriture a ses versatilités, ses fantaisies, ses inconstances et ses relatifs mystères. La véritable littérature est issue de hauteurs sujettes à des caprices qui échapperont toujours au gouvernement de leurs auteurs.
Les lettres se sont jouées de moi et les mots m'ont échappé : toute la littérature est là. Gloire à elle et tant pis pour ses invités scrupuleux, souriants, policés et bien chaussés.
218 - Lettre de félicitations au député de la Sarthe
Monsieur le Député,
Il me tenait à coeur de vous féliciter chaleureusement pour votre glorieuse et magnifique réélection au poste de député. Vous avez été élevé à la dignité de grand chef. Vous voilà donc sauvé, et moi avec, au moins pour cinq ans. J'attends personnellement de cette réélection avantages et bénéfices en tous genres, notamment dans le domaine qui m'est cher : la promotion et la défense de mes privilèges nobiliaires.
Que ma particule soit vaine aux yeux de certains, et plus objectivement qu'elle soit à l'origine authentique ou bien frelatée est une chose en soi très secondaire, voire anecdotique. Le vrai problème concerne plutôt le rétablissement des distinctions et du favoritisme liés à la particule. Et ce, d'où qu'elle vienne. Égalité républicaine oblige.
Je n'ai pas voté pour vous dimanche dernier. Je n'ai d'ailleurs jamais voté pour vous. Aucune importance : je suis très heureux de vous savoir finalement là où vous êtes sans que vous ayez eu besoin de mon aide. Mon vote aurait d'ailleurs eu une valeur bien dérisoire pour le porteur de particule que je suis dans ce régime où les privilèges par la naissance sont, hélas ! bannis. Ce qui est pour me conforter dans mon présent propos : avec l'affaire que je prône, le bulletin d'un « particulé » vaudrait bien plus que celui d'un simple roturier. Ceci est un exemple concret de la pertinence du rétablissement des privilèges par la naissance.
Maintenant que vous avez été réélu, ce nouveau débat pourra s'amorcer plus sérieusement pour se poursuivre, avec sérénité je l'espère, sous les ors impartiaux, équitables, démocratiques et surtout légitimes de la République.
Dans cette heureuse perspective je vous prie de croire, Monsieur le Député, à ma parfaite considération.
219 - Dialogue ultime
- Suis-moi Raphaël, à présent tu as atteint l'âge. Ton heure est venue.
- Madame, voyez comme je suis jeune. Mon front n'est pas ridé encore, les femmes n'ont pas épuisé mes ardeurs et mon coeur est assez alerte pour aimer au moins cent ans. Mon heure n'est pas venue, non. Passez votre chemin, vous feriez mieux. Il y en a assez parmi tous les déshérités qui vous supplient de les emporter. Allez les voir et laissez les autres vivre en paix.
- Ta vie m'appartient Raphaël. Tu es jeune dis-tu, pourtant ton coeur a assez aimé, il me semble. Assez pour avoir voulu mourir d'ailleurs, t'en souviens-tu ? Tu ne pourras plus aimer comme tu l'as fait. L'amour est un poison pour toi : à petite dose il te tue peu à peu, il te détruit insidieusement parce qu'il te déçoit. A forte dose il te terrasse, il te pousse à toutes les folies. Et tu m'appelles. Tu m'appelles quand il est indolent, imperceptible et insipide, et tu m'appelles quand il est violent, fiévreux, sanglant. Si l'amour est fait pour la vie, alors tu n'es pas fait pour l'amour. Et si la vie est faite pour l'amour, tu n'es pas fait pour la vie. Tu ne sais pas plus aimer que vivre : tu ne fais que perdre ton temps. Ton oisiveté est la preuve de ton inutilité. Viens, tu es à moi, je suis ta fiancée. Tu pourras m'aimer selon les lois si austères de ton coeur. Et je saurais t'aimer de ce semblable amour, moi. Sois-en persuadé.
- Madame, vous êtes vieille et laide, votre voix est rauque, vos appas sont flétris, votre sourire est fané, vous n'avez rien pour séduire un jeune garçon comme moi. Si vous me désirez si fort, moi je ne veux certainement pas de vous.

- Raphaël, tu aimes d'un amour morbide. Et tu appelles cela le romantisme, la poésie, le romanesque... Tu aimes la mort, le sang, la souffrance, la beauté de la laideur. Tu te dis toi-même esthète de ces causes âpres. Je suis donc faite pour toi. Suis-moi et aime-moi, toi qui aime toutes ces noirceurs tu ne seras pas déçu.
- La vieille, je ne vous aime pas. Votre visage est tout de hideur, vos mains ne sont guère mieux, et ce que vous tenez entre celles-ci me fait horreur, me répugne, m'épouvante. Vous voulez vous unir à moi dans une étreinte abjecte, mais j'ai assez de force pour vous repousser. Que pouvez-vous contre moi? Je suis jeune et vigoureux, et je ne vous laisserai pas m'emporter dans votre lit de marbre ! Je n'hésiterai pas à vous rudoyer comme un ivrogne, à vous jeter comme un chien galeux, à vous brusquer sans ménagement si vous vous approchez de moi.
- Raphaël, mon visage te plaît: c'est le visage blême, blafard, livide, exsangue du romantisme ultime que tu as tant chanté à tes amantes. Tu aimes mes yeux. Ce regard noir et sans fond qui fixe le néant te charme, je le sais. Tu aspires à la caresse froide et osseuse de mes mains décharnées. Ma voix caverneuse est une berceuse pour ton coeur glauque. Tu m'aimes en réalité, alors que tu voudrais tant te le cacher à toi-même. Mais il est trop tard Raphaël, tu m'as appelée et je suis venue. A présent prends-moi la main, n'aie pas peur. C'est aujourd'hui que la grande rencontre devait arriver. Nous allons nous aimer toi et moi. Pour l'éternité.
- Madame, votre amour sans fin est un amour pour désespérés et je n'en suis pas à ce point. Je ne prendrais pas votre main. Je ne veux pas me fiancer avec une si éternelle amante. Vous ne me séduisez pas, n'approchez pas de moi. Allez-vous-en, partez, oubliez-moi.
- Raphaël, tu ne veux pas de moi et pourtant je te veux, moi. Aujourd'hui est un jour de fête pour moi. Cela fait longtemps que je t'aime en secret. Je sais qu'aujourd'hui nous allons nous unir toi et moi. Allons, prends-moi la main. Et laisse-moi t'embrasser, mon amant. Parce que je t'aime. Je t'aime. Et tu sais combien je t'aime, n'est ce pas?
- A en mourir, je sais.
- A en mourir, bien sûr.
- Vous ne m'embrasserez pas, la sorcière.
- Raphaël, déjà mon baiser sur ton front s'est posé. Tu m'appartiens depuis ce jour. Je vais donc te prendre la main, et tu me suivras. Puis je baiserai tes lèvres. Alors tu m'appartiendras totalement, parfaitement, infiniment. Ainsi sont les choses.
- Et depuis quand avez-vous baisé mon front, vieille hideuse?
- Depuis le jour où tu as mêlé ton sang avec ta dernière amante, Raphaël. Cette tache de sang égarée sur ton front, c'était ma signature: le baiser de la MORT.
220 - Je suis mort
Vous m'aimez, mais c'est un triste cadavre que vous aimez en vérité aujourd'hui. Regardez-moi donc d'un peu plus près. Voyez ce corps étendu, ce visage sans expression, ces mains inertes : ce sont ceux d'un mort. Réveillez-vous ma bien-aimée, et laissez partir en paix cette chair muette vers le néant de la terre. Laissez-moi, ne regardez plus cette jeune dépouille, tout cela est vain à présent. N'espérez plus entendre encore ces mots d'amour sortir de mes lèvres figées : elles sont mortes elles aussi. Et pour toujours.
Retournez-vous en au monde des vivants et abandonnez vos rêves qui ne sont plus que des cadavres encombrants. Maintenant que je suis mort, il faut que vous partiez. Quittez-moi, quittez ce visage sans vie, quittez cette chambre froide et sa lumière crue. Vivez donc et laissez mourir les autres tant que brille pour vous le soleil. Cessez d'embrasser cet amant indifférent qui gît sous vos yeux : son coeur vidé de chaleur est devenu insensible à vos baisers. Vos lèvres se posent vainement sur mes lèvres. A quoi bon embrasser un mort ? Vous n'aurez que le silence et l'immobilité en retour. Les morts sont de bien piètres amants, croyez-moi.

Partez à présent, partez. Le silence de ce mort est plus éloquent que les cris d'un vivant. Ne comprenez-vous pas que ce cadavre n'a plus rien à vous dire ? Je n'ai rien d'autre à vous chanter que ce silence, en guise d'adieu. Je n'ai plus de souffle pour vous dire autre chose, plus de vie pour animer mes lèvres, plus d'oreille pour entendre vos sanglots, plus de coeur pour vous aimer. Il me reste seulement cette morte chair pour vous témoigner toute ma froideur.
Votre amour est infini, votre coeur inconsolable, votre chagrin incommensurable, certes. Mais ma mort est définitive, mon coeur à jamais éteint, et ma peine inexistante... Je ne suis plus. Et cette vérité est infiniment plus durable que vos larmes éphémères.
221 - Bonne soeur et déesse
Avec son front voilé, son sourire confidentiel et son air de Madone, rien ne laissait présager que la pieuse dissimulait des appas olympiens sous son habit austère. De cette apparence de chasteté, de ces traits de décence et d'honnêteté émanait une impression de paix, de recueillement. Elle priait toujours avec ardeur, fièvre, sincère et profonde dévotion.
Un jour je l'aperçus au bord de l'onde, non loin du couvent. Il faisait une chaleur du diable. Que faisait-elle hors du mystique enclos ? Justement, le Diable peut-être... Il faisait vraiment très chaud ce jour-là. Je la vis se dévêtir et entrer dans les flots. Dans un réflexe d'élémentaire pudeur je détournai le regard, mais guère longtemps : c'eût été sacrilège de la part d'un esthète de ma qualité de se soustraire à cette vision divine. En effet, au lieu de la religieuse je ne voyais à présent plus qu'une sirène. Belle comme une vierge sainte, désirable comme une Lilith. La courbe précieuse et le flanc généreux, le galbe ravissant et le rein délicat, la cuisse chevaline et la hanche avantageuse, la créature -car c'en était une- se déployait tout en grâces sous mes yeux, s'ébattant chastement dans l'eau.

Puis, prise d'une subite fièvre mystique dont sont accoutumées les âmes de son espèce, la soeur qui se croyait seule avec Dieu se mit à genoux sur la rive pour psalmodier d'ardentes prières. Sa nudité était rayonnante sur la verdure. Telle une nymphe sortie de l'étang, son corps ruisselait de mille cristaux éphémères. Par endroits sur sa peau je voyais ces perles d'eau miroiter au soleil. Alors son corps agenouillé dans l'herbe ressemblait à un gisant taillé dans le marbre rose, semé d'étoiles : il étincelait de mille grains de feu. Il y avait à la fois du sacré et du profane chez cette statue de chair. Je me dis que les choses étaient décidément mal faites sur cette Terre puisque de toute évidence la bonne soeur était glorieusement incarnée... Ce qui était d'ailleurs pour donner un écho tout particulier à son renoncement au monde.
Ses mains jointes devant son buste dans le geste traditionnel de la prière ne cachaient rien des courbes affolantes que je n'aurais pas dû voir, et ses épaules nues bientôt sèches luisaient au soleil comme celles d'une vestale romaine. La gorge blanche et somptueuse se soulevait au gré des soupirs émanant de l'âme dévote. Ce spectacle provoquait en moi l'enchantement de l'oeil, l'ivresse des sens, l'émerveillement du coeur et en même temps le respect le plus biblique, la chasteté la plus monacale, la gravité la plus christique.
Cependant je fus authentiquement et définitivement épris de la charnelle apparition, comme peut l'être un esthète qui n'a point fait voeu d'abstinence.

Plus tard je revis la dévotieuse baigneuse à travers la grille de la porte du couvent. Elle était redevenue la bonne soeur sous voile, ordinaire, impersonnelle, inoffensive.

- Ma soeur j'ai à vous parler. C'est de la plus haute importance !
- Mon frère, je vous écoute...
- Ma soeur, je vous ai vue l'autre jour lorsque vous vous êtes baignée, vêtue de votre seule beauté. Mon émoi est encore si vif, si brûlant, si durable, que tout confus je viens ici, comme le fou que je suis, chercher l'improbable faveur de votre hymen.
- Mon frère, me répondit-elle en rosissant, vous n'ignorez pas que je suis mariée à Jésus-Christ notre Seigneur. Et le seul hymen que j'ouvre à cet époux exigeant et parfait est celui de mon âme. Et uniquement de mon âme. Je suis à Lui depuis que j'ai pris le voile et pour toujours. Le reste de ma personne demeurera à jamais clos. Dorénavant je ne commettrai plus l'erreur de sortir hors de ces murs. Oubliez-moi et adieu !
La lucarne grillagée se referma sur deux yeux clairs et inspirés. L'écho de ses derniers mots résonnait encore dans le hall d'accueil dépouillé du couvent, mêlé à celui du claquement sonore du volet de la lucarne. Je ne revis plus jamais la sculpturale épousée du Christ.
222 - Le tétin de la Vierge
Emile était le bedeau du village, et comme tous les bedeaux de village il était passablement demeuré, mal dégrossi, voire un peu idiot, quoique fort aimable. Toujours prêt à rendre service, il se dévouait tant qu'il le pouvait pour aider, c'est-à-dire dans la mesure de ses moyens, lesquels étaient assez limités. Il était surtout là pour sonner les cloches le dimanche à l'église. Et quand il oubliait de carillonner, ce qui pouvait arriver de temps à autre, c'est lui qui se les faisait sonner, les cloches. C'était d'ailleurs là toute l'affaire de Monsieur le curé qui n'avait pas son pareil pour tonner contre son "fichu bedeau de bon à rien" comme il disait...
Bref, la vie au village s'écoulait, banale et sans heurts pour le brave Emile.
Un jour le curé confia une tâche inhabituelle à son bedeau : il fallait épousseter les statues en plâtre de l'église. Emile se chargea donc de remplir la mission avec une imbécile ferveur, comme à son habitude. Armé de son chiffon et à l'aide d'un escabeau, il s'attaqua sans tarder aux statues naïves qui ornaient les murs décrépis de l'église. Après avoir astiqué quelques saints, il posa bientôt son escabeau devant la statue de la Sainte Vierge. Celle-ci avait le sein dénudé et l'offrait à l'Enfant Jésus dans un geste tout sulpicien. Emile ne s'était encore jamais approché d'aussi près de la Sainte Vierge en plâtre de l'église si haut perchée, pas plus que d'une femme de chair d'ailleurs.
Et pour la première fois de sa vie, un téton de femme avait troublé le bedeau, même si celui-ci n'était qu'un médiocre moulage. Il poursuivit cependant sa besogne en commençant par le haut de la statue.
Mais une fois le visage de la Sainte Vierge dûment, longuement, religieusement nettoyé comme pour retarder quelque honteuse échéance, le chiffon d'Emile arriva inévitablement à hauteur du sein en question, ce tétin qu'il redoutait tant. Il hésitait devant le petit dôme de plâtre... Puis, gauchement il passa son chiffon sur le sein nu de la Vierge. A ce moment précis un phénomène inédit eut lieu dans la tête bornée et fruste du bedeau, un phénomène qui était pour lui un événement d'une immense envergure : il faisait cela comme on caresse pour la première fois une femme, comme on étreint avec émotion cette source intarissable d'ivresses qu'est le flanc nourricier de l'aimée...
Une tempête de passions se leva dans le coeur candide du rustaud.
Il tremblait en caressant de son chiffon le sein de la Vierge en plâtre. C'était à la fois touchant et pathétique, attendrissant et navrant, émouvant et pitoyable, insolite et criant de détresse...
Cette statue de plâtre était devenue l'exclusive source d'émoi de son coeur puceau. De la femme, Emile ne connaissait pour ainsi dire que la Sainte Vierge de l'église, sa seule référence. Piètre science amoureuse acquise à bout de chiffon au cours d'une mission ménagère...
Dans les jours qui suivirent cette "expérience amoureuse", l'émotion d'Emile pour la statue de plâtre ne s'amoindrit pas, au contraire. Il allait voir chaque jour sa "fiancée" comme il disait, sa "vraie fiancée" qui l'aimait parce qu'elle ne le repoussait pas du haut de son perchoir et avec laquelle il entretenait un commerce aussi platonique que misérable.
Comme on le voit, le coeur humain est admirable, ou parfaitement indigent, qui a de temps à autre ses héros. Ou ses martyrs...
Dix ans, vingt ans passèrent. Au village Emile le bedeau sonnait toujours les cloches de l'église le dimanche. Un peu plus vieux, un peu moins vaillant à la tâche mais toujours aussi épris de sa statue. Les gens du village qui ne savaient rien de cette singulière, affligeante, désolante histoire d'amour entre cet humain infirme et la statue, depuis vingt ans qu'ils entendaient Emile leur répéter qu'il avait une fiancée, lui répondaient parfois par quelques propos salaces avec des airs goguenards. Par exemple :
- Alors l'Emile, quand c'est-y que tu vas la foutre en cloque ta sacrée fumelle d'fiancée ?
Et lui de répondre invariablement, naïvement, avec toute la pureté de son âme simple, de son esprit débile, de son coeur ignorant la malice :

- C'est ma fiancée que je vous dis, je va pas la mettre enceinte, j'y suis point encore marié avec. C'est ma vraie fiancée que ça fait vingt ans que je l'aime. Elle aussi elle m'aime, même si elle cause guère. Moi je sais que c'est ma fiancée, ma vraie fiancée... Ma fiancée qu'est dans l'église...
223 - Un spectre de chair
Mademoiselle,

Le rêve ne s’est pas brisé au Vieux-Mans. Alimenté par notre rencontre, il s’est fait corps. Il s’est prolongé, enraciné dans le réel, se mêlant à la pluie, pénétrant les pavés, accompagnant de sa musique lourde et mélancolique le son discordant de l’orgue de la cathédrale. Et j’endure à présent la douleur des pierres, des cœurs inapaisés et des gargouilles noircies. Et je psalmodie plus que je ne chante ce bonheur romantique et ténébreux de vous avoir rencontrée.
Je gémis mon étrange bien-être, je m’enivre de mon malaise, je savoure la brume de mon âme… C’est que vous étiez une charmante endeuillée, une troublante immolée, une émouvante crucifiée. L’ange blessé a touché le démon qui lui faisait face. Aujourd’hui mon cœur est brisé, durablement. C’est l’amour Mademoiselle. L’amour dolent, triste et vaincu qui se complaît à se regarder se débattre dans sa propre douleur.
Mademoiselle, vous n’avez pas conscience de votre venin. Votre pouvoir est maléfique et beau, angélique et dangereux, funeste et propice, maudit et enchanteur. Cet orage provoqué par vos yeux, ce foudre descendu de votre front jupitérien, ce maelström où m’a jeté votre voix m’ont été fatals. La tempête que sur votre passage vous avez déclenchée a dévasté mon cœur. Vous avez laissé un naufragé derrière vous.
Vous étiez belle comme un sanglot, fragile tel un château de sable, toute de cristal, de mystère et d’azur ainsi qu’un vitrail. Il pleuvait sur la vieille citée mancelle, une onde froide, et c’était le déluge dans mon âme. Le ciel était en larmes. J’ai pleuré moi aussi. Qui de Dieu ou du Diable a su distinguer, sur ma joue, les gouttes de pluie du sel de mes larmes ?
Que ce témoin soit d’en haut ou d’en bas, devant lui je le jure, devant lui je vous aime.
224 - Vision nocturne
Je trinque à votre gloire, vous la passagère onirique qui m'avez si bien brûlé le coeur. Je lève mon verre à la cause suprême, lançant des jurons à tous les dieux du Parnasse, invoquant les poètes chéris, insultant le Diable, et bois l'absinthe de l'amour. Suave et venimeux, votre visage enfui me hante. Votre souvenir est un breuvage amer et doux, un poison mêlé de miel.
Votre voix qui s'éloigne a les charmes dolents des terres chères aux exilés, à jamais quittées : vous n'êtes qu'un songe que l'aube a chassé.
Suis-je fol, car je vous aime avec un dard dans le coeur, une plume dans la main, des constellations dans la tête ! Vous êtes mon soleil lointain, mon astre fuyant, ma chandelle évanouie. Vous êtes un mirage et je me jette à vos pieds. Votre beauté consiste en ce geste fou et cruel de votre talon imaginaire tendu et de mon front battant la poussière.
Je suis de chair, vous êtes pure chimère. J'ai accédé à un trône à la fois convoité et redouté, à présent j'erre dans ce royaume d'ombre et de lumière qui n'ose dire son nom, que je nomme en ces termes simples et tragiques : REVE D'AMOUR.
225 - Une conquête littéraire
Mademoiselle,

Vous avez rejoint la seule étoile de mon Olympe, de mon triste Olympe de pierres et de mélancolie. Mademoiselle, vous êtes une icône parée d'or et couverte d'ombre, un vitrail d'azur chargé de plomb, une statue sainte et malheureuse, et ma lyre soupire avec délectation au bord de cette tombe que vous êtes.
Vous êtes belle comme une condamnée. Vos yeux ont les grâces fatales et suprêmes des phtisiques : il y a du Chopin dans votre regard expirant. Votre front pâle me fait songer à Ophélie, la noyée aux allures de naïade. Vos joues creuses et blêmes sont celles d'une morte. Ou d'une ensorcelée. Et le charme qui se dégage de ce cadavre encore chaud, de cette fleur coupée, de ce vivant silex a l'âpreté des grandes croix dressées dans les salles nues. Et l'infini douceur de la rédemption.

Vous êtes un violon brisé et je perçois l'écho de votre chant plein de détresse.
Votre beauté est une plante amère dont on tire un suc suave. Elle est désespérée comme le chant dernier du cygne, déchirante comme les cris d'un écorché, héroïque comme un jour sans amour, troublante comme un voile sur une face éplorée... Elle est sèche comme le pain dur dans la bouche du misérable, dure comme les fruits secs du mendiant, âcre comme le vin de l'ascète : votre beauté est un festin bien austère Mademoiselle. Vous êtes une pluie glaciale que recherchent les fronts en fièvre, un désert, une rocaille, un sel qu'affectionnent les âmes exaltées. Seuls les déments, les poètes, les cyniques savent vous apprécier.

Je sais que ces mots cruels que je viens de vous écrire vous feront mal Mademoiselle. Tant pis. Ou plutôt tant mieux, car ils n'en paraîtront que plus beaux sous le voile déformant de vos larmes.
Je vous aime à la manière d'un peintre sans âme, d'un collectionneur sans scrupule, d'un esthète sans coeur, certes. Consolez-vous cependant, car je vous aime aussi de toute ma plume.
226 - Une froide beauté
Mademoiselle,

Ce soir la Lune est grise, je n'ai plus de chandelle et je trempe ma plume dans la nuit. Mademoiselle, vous êtes ma morte aimée et votre beauté blême flatte mon âme esthète. Ma tête est vide, mon coeur éprouvé, mon corps las, cependant c'est pour vous que sont ces mots, témoignage de ma détresse de sybarite. Ou de l'effet de votre charme cadavérique.
J'aimais vos yeux de noyée, vos joues d'affamée, vos lèvres de vestale, vos questions de femme. J'aimais la pierre gothique de votre coeur chartrain. Enfin j'admirais cette statue inquiète qui me faisait face, médiocre et superbe, modeste et admirable, humble et luxueuse. Comme une poupée de chiffon aux allures de reine, aux haillons de soie.
Votre pauvreté était belle à regarder, et moi je vous contemplais comme une poterie funéraire. Votre visage était tout un musée. Vous étiez une statuette antique, une stèle mortuaire, une figure étrusque. Funèbre et digne. Vous ressembliez indistinctement à une terre cuite ou à une pièce d'argent. Le deuil de vos cheveux blonds, de vos yeux clairs, de votre front impénétrable produisait un effet sépulcral, poétique et pétrifiant, exhumant de vos traits un charme de pietà qui me réchauffait le coeur.
Votre face de momie était vraiment adorable.
227 - Vive la canaille !
J'aime les salopards.
Les mémés tueuses, les pépés pervers, les garnements vicieux, les curés dépravés, les amants méchants, les moines tordus, les cancéreux odieux, les moribonds insupportables, les bébés sans foi ni loi, les bandits cul-de-jatte, les croque-morts cupides, les poltrons opportunistes, les altruistes véreux, les artistes dévoyés, les escrocs du dimanche, les chauffards du samedi soir, bref ces salauds ordinaires que nous rencontrons tous les jours sont mes héros préférés.

L'ordure fascine, l'homme honnête ennuie.
La grand-mère gâteau tendre et sénile est soporifique, alors que la sale vieille qui a pris l'habitude de truffer ses petites madeleines dominicales de mort-aux-rats pour les distribuer aux enfants à la sortie des églises est autrement plus digne d'intérêt.

Le papy sadique et débauché qui traîne dans les lieux interlopes est plus sympathique à mes yeux que le vieux croûton pisseux se morfondant dans son hospice de province. Exemple type de retraité actif, dynamique et lubrique ! Ces vieux-là, ça change de ces sempiternels crétins de quatre-vingt-dix-huit balais qui radotent à longueur de journée au fond de leur rocking-chair et qui attendent la mort comme on attend le bus...
L'enfant mal élevé, voleur, menteur, méchant, fumeur à ma préférence plutôt que le petit morveux sage, obéissant des jardins publics. Les petites pestes, c'est ça qui amuse le Diable et fait enrager le Bon Dieu ! Les petits monstres dérangent les bonnes consciences, font mentir les idéalistes, perdre patience aux plus doués de nos pédagogues. Braves petits...
Le prêtre noceur, hypocrite, libidineux qui tient officiellement un discours institutionnel et qui en secret engrosse la pécheresse à confesse m'est plus aimable que le froid, ennuyeux moralisateur janséniste, impuissant, timoré et scrupuleux qui donne le bon exemple à ses ouailles en demeurant sottement fidèle à ses voeux. Nulle surprise sous ces soutanes-là.
Regardez ces larves de vieux moribonds séniles ! Pitoyables... On oublie vite ce genre de déchet. Un moribond qui "pète la forme" se débattra jusqu'au bout : opportuniste, il ne se refusera pas le dernier plaisir de cracher à la figure de ses héritiers. Qui oserait frapper un homme à l'article de la mort ? Le moribond encore alerte déshéritera scrupuleusement ses légataires. Au dernier moment. Ainsi le presque défunt est sûr que l'on se souviendra longtemps de lui.
Bref, la mémé-mort-aux-rats, le pépé vicelard, l'enfant terrible, le prêtre en rut, le moribond emmerdeur et les autres salopiaux de cet acabit, voilà des héros consistants.

Longue vie aux salopards ! Bravo à ceux qui sont morts la bave aux lèvre, la rage au coeur ! Félicitations à toutes les ordures qui empêchent de dormir les honnêtes imbéciles ! Honneur aux chiens galeux, aux vieilles furies, aux pestiférés ! Gloire à vous les fumiers de tout poil. Au moins quelqu'un vous aime et ne craint pas de le crier sur les toits. Cochons de bandits, infâmes crapules, casse-pieds de tous bords, charognes de tous horizons, officiellement je vous rends ici un sincère hommage.
228 - Un insecte sous verre
Mademoiselle,

Vous êtes un marbre taillé à la gloire de mon nom, et sur ce marbre je bâtirai mon empire. Vous êtes belle. Aussi belle que je suis esthète. Vous êtes une Mater Dolorosa, je suis le peintre de votre douleur. Ma plume est sèche, et c'est mon coeur qui parle ici.
Mademoiselle, j'aime votre visage de porcelaine, vos yeux de traquée, vos sourires absents, enfin j'aime vos charmes de gargouille. Je vous aime comme la chartraine que vous êtes, comme l'étrusque que j'ai cru voir sur vos traits, comme la sabine qu'évoquait votre air antique, je vous aime comme le guerrier aime la louve qui l'allaite : avec un coeur épique.
La Lune est à mes pieds, cependant je suis votre serviteur. Je suis romain, je suis empereur, je suis César, vous êtes mes lauriers.
Pâle et lunaire, vous êtes une ombre, un cristal, un caillou, un songe, et moi j'aime singulièrement le chant de votre désespoir.
Mademoiselle, vous êtes belle comme un lointain écho, belle comme un souvenir, belle comme personne. Presque laide.
229 - L'art de dire les choses
Assistons aux mignardises qui se disent habituellement entre deux tourtereaux ordinaires issus du monde.
- Gente mie, me voilà au secours de votre beauté trop longtemps ignorée. Laissez s'épancher une âme pure et tendre, prenez soin, je vous en conjure, de mon coeur languissant... Laissez-moi courtiser la colombe que vous êtes, blanche encor, vierge, vertueuse, honnête en tous points. Je vous aime avec une profonde sincérité et je vais vous le prouver en vous arrangeant le trou de fumelle avec ma grosse tripaille. Cette dernière est infiniment exquise et impatiente d'en découdre avec vos grâces châtelaines. Chère, prendrez-vous l'affaire à coeur ?
- Monsieur mon ami, votre élégante façon de causer avec les jolies femmes n'est pas pour me déplaire et puisque vous le voulez si ardemment, apprenez que ma grosse culasse à bitailles vous sera offerte, ainsi vous pourrez entre autres actions délectables, mon doux, mon délicat ami, y foutre votre boudinasse enflée de gros verrat pour y dégueuler au fond de ma matrice votre chère purasse. Je suis votre chérubin, votre flamme bleue, votre cochetruie à tripailles, votre rose sur la neige, votre chandelle ardente.
- Ma douce, votre acquiescement me va droit au coeur. Et fait durcir mon sauciflard à trou-de-fumelle. Je vais vous perforrager l'orifice de salopine avec toute la tendresse et le respect dont est capable un homme de bien et de goût. Votre beauté, Madame, est un fruit rare et céleste qu'on ne cueille qu'avec une étincelle au front. C'est le feu naissant d'un honnête et idéal hyménée.

- Monsieur, ma main vous est acquise. Vous allez donc m'engrosser la panse à grand coups d'andouillasse dans ma tripe à foutracouille, et de cet amour naîtra un fruit qui vous ressemblera. Un enfant qui portera votre nom, mon tendre aimé...
- Ma chère, à condition que dans l'ivresse de l'action qui nous unira je ne me méprenne point sur la destination de mes pieux hommages, vous enfanterez effectivement. Neuf mois après avoir reçu dans votre con ma grosse triquaille bien tendue. Cela dit, il se peut que ce soit votre cloaqueux trou à purin qui se fasse secouer et arroser par mon braquemart, et non votre vase naturel. En ce cas Madame, l'étreinte sera stérile et il nous faudra recommencer l'oeuvre procréatrice.

- Ne vous tourmentez pas pour si peu mon ami, la carottière de ma culasse a encore peu servi, si ce n'est pour y soulager quasi quotidiennement ma tripe à purin. Elle pourra donc subir sans conséquence vos maladresses de visée. Tant que vous ne parviendrez pas à vos fins et que par conséquent je ne serai point engrossée de la panse, vous pourrez sans dommage vous vider les roupettes au fond de ma grosse culasse. Mais j'y songe ! Il est l'heure de dîner. Mère va s'émouvoir de mon absence. Me ferez-vous l'honneur de partager ce dîner, aimable Monsieur ?
- Avec grande joie ma douce. Et qu'y a-t-il donc au menu ?
- De la tripaille.
230 - Les monstres que nous sommes
Parlez-moi de malheur. Ne me dites pas des choses tendres. Je ne veux pas sucer des sucres d'orge en attendant la mort. Je préfère avaler des sabres et les sentir passer. Moi j'aime quand ça râpe la gorge.
Ne me parlez pas des voyous minables qui agressent des petites vieilles pour trois fois rien. C'est d'un banal... Parlez-moi plutôt des mémés-braqueuses qui font sauter des coffres-forts. Moi j'aime quand ça rapporte.
Ne me racontez pas des histoires qui se terminent bien. Parlez-moi de celles qui commencent mal et qui finissent mal. Contentez ma curiosité malsaine, comblez mon coeur de pierre si précieux. Moi j'aime quand c'est pervers.
Ne me caressez pas dans le sens du poil. Au contraire, irritez-moi, provoquez-moi, étonnez-moi, faites-moi trembler mes amis... Ne craignez pas de me froisser surtout. Vous savez bien que quand elle est froissée, la tôle est encore plus belle. Moi j'aime les frissons ondulés.
Je ne veux pas de votre soupe lactée au glucose et à la fleur d'oranger. Je n'ai pas envie de m'assoupir la tête posée sur un mol édredon, le cerveau baignant dans le formol. Vos beaux rêves bleus du dimanche, je n'en veux pas. Laissez-moi à mes cauchemars. Ils sont splendides, féconds, cosmiques. Oui, mes orages sont plus beaux que vos pâles couchers de soleils. Moi j'aime recevoir en pleine figure les crachats du ciel.
Dites-moi des choses terribles : parlez-moi d'amour. Celui des autres. L'amour trompé, trahi, l'amour insane, pitoyable, médiocre. En un mot l'amour qui fait mal. Moi j'aime voir pleurer.
Je n'ai pas envie de m'attabler avec vous : on ne sert pas de mets empoisonnés chez vous. Rien que du fromage blanc et de l'eau plate. Pauvres gens que vous êtes ! Si déshérités que même le Diable n'a rien à se mettre sous la dent. Sous votre toit, il ne neige même pas. Tout est bien bouché chez vous, et il y a du bon feu dans la cheminée. Aucun risque d'attraper froid en votre compagnie. Chez vous on lève le verre à la santé des autres... Moi j'aime mourir de rire.
Bref, je suis comme vous tous. Le masque en moins.
231 - Un signe dans la nuit
C'était la nuit, j'étais au volant de ma voiture. Parti de Paris, je roulais depuis plusieurs heures déjà et j'étais à présent en pleine campagne, sur les petites routes sinueuses et isolées de ma province. Le spectacle paisible de la Lune suspendue au-dessus de la campagne me portait naturellement à la méditation, comme tout un chacun. Et je laissais vagabonder mon esprit, mon regard passant sans cesse de la route à la Lune... J'étais encore loin de ma destination finale, et mon véhicule filant au coeur de la nuit semblait accompagner les étoiles dans leur course sans fin. Je conduisais maintenant machinalement.
Pénétré par le tableau extatique de la campagne immense qu'éclairait la pâle Sélénée, je m'égarais avec délices dans les horizons nocturnes, les profondeurs champêtres et les astres. Mais aussi dans des espaces plus intérieurs : sous l'effet de ces beautés simples et intemporelles, je sentais ma sensibilité mystique s'aiguiser, mon âme s'éveiller à des causes subtiles. Et, tout à mes molles errances, une interrogation impérieuse s'imposa à moi : "si les anges gardiens existent, où est donc le mien ?" Et je me surpris à le prier de se manifester en cette nuit si propice... Vue de l'extérieur cela pouvait paraître saugrenu, mais intérieurement la question était essentielle, vitale.
Je demandais un signe. Rien qu'un signe. Juste un signe que m'adresserait mon ange gardien pour me prouver qu'il existe effectivement et qu'il veille sur moi.
Je roulais ainsi dans la nuit, attendant sottement un hypothétique signe de mon ange gardien lorsque soudain je fus tiré de mes rêveries : devant mes phares surgit une forme claire, et deux ailes immenses se déployèrent en rasant le pare-brise de ma voiture. J'eus un sursaut de surprise. Et ayant craint que l'animal ne provoquât un stupide accident, je pestai aussitôt contre ce volatile de malheur. En même temps je me traitai d'imbécile pour avoir failli provoquer un accident, la tête dans les étoiles au volant, à la recherche de mon ange gardien... Mais je me ravisai assez vite. Le signe... Je reconnus parfaitement la forme de cet animal dans mes phares. C'était un oiseau certes, mais nullement un oiseau de nuit, bizarrement. C'était un blanc, un grand, un bel oiseau.
Un cygne.
233 - Une belle italienne
Ses yeux sont noirs, ses lèvres sanguines et son coeur est toujours accroché à une chimère. Elle rit comme elle pleure, avec ou sans raison. Mais elle jure comme une madone, prie comme une damnée, aime comme une sainte. C'est une diablesse pleine de piété. Ses amants se nomment Gino, Michel-Ange ou le Christ. Elle bénit la Sainte Vierge quand le Diable lui tient au corps, et invoque le Diable à l'heure vespérale... Le feu veille sur ses nuits. Tantôt celui des cierges, tantôt celui de l'enfer.
Entre ses seins qui pigeonnent, un crucifix. Sur son front, une mèche impie. Dans son coeur, une aïeule, un saint local et vingt prétendants. Et en son flanc de femme, un voile intact.
Elle maudit, médit, crache au visage, embrasse, enlace, caresse. Pudique, elle rougit de ses péchés mais se confesse en décolleté. Ses amants sont ses ennemis et le curé est son confident. Fière, elle défie le Bon Dieu mais se repent à chaudes larmes pour des peccadilles.
C'est une femme, une âme ardente, un corps de vestale, un coeur indompté. C'est une torride, une mate, une belle italienne.
233 - L'esprit de la chair
La Lumière est ma demeure, l'Amour ma respiration, l'infini mon but. Je n'aspire qu'à rejoindre l'éternel tourbillon, l'impérissable ivresse, l'inextinguible enchantement. Mon âme est une crypte, mon souffle un cierge, mon front une pierre. Je suis un autel de chair et de lumière.
Je suis chant, feu, prière. L'amour me fait pleurer, et mes larmes sont une cendre claire. La mort me fait rire, et mon rire est une onde pure. La souffrance me donne des ailes, et mes rêves sont encore plus beaux.
Les étoiles sont mon horizon, les songes ma nourriture, les cailloux ma richesse. Je bois l'eau du ciel, m'abreuve de vent, saigne du vin. Je suis un cygne, une tombe, un cloître. Une flamme.
Je suis l'Ange de ce monde et je vous aime.
234 - De chair et de pierre
Mademoiselle la chartraine,
Je vous veux tout en misère, parée de votre seule pauvreté, telle une mendiante à la semelle percée. Là est votre gitane beauté. Vous toisez les princes, imitez le rire des anges, faites chanter le vent dans vos cheveux. Et lorsque vos soupirants vous jouent de la viole, vous ne croyez pas en leurs mensonges.
Pauvre et cruelle, déshéritées et indomptable, femme et sans cœur… Belle dans votre sécheresse. Séduisante dans votre aridité. Un caillou dans le désert.
Vos yeux ont la dureté des pierres, la douceur des prières. Vos mots la légèreté de l’air, le poids de l’airain. Et votre cœur a la froideur des statues, la tendresse des affligées. Vous êtes de marbre et de sel, de sable et de granit, de roc et de nuages.

Dans le bleu de vos yeux je lis le bleu de Chartres, sur vos lèvres le sourire d’une gargouille, sur votre front la façade de la cathédrale chartraine.
Et dans votre cœur sa flèche.
235 - Un chardon en fleur
Mademoiselle,

Vous avez le charme sûr des corbeaux morbides : robe noire et aile rasant la rocaille, oeil de glace et cœur percé. Une chose affreuse pour le commun, un doux présage pour l’esthète. Je suis de vos rares prétendants Mademoiselle. Ce qu’il y a en vous de sinistre plaît à mon cœur.
J’ai toujours préféré les gargouilles aux anges. Votre front est une rosace d’ombres et de plomb, votre regard le reflet triste et beau de votre âme triste et belle, et votre cœur une cloche qui bat. Sourde et muette.
Vous êtes légère comme une tombe, belle ainsi qu’un chant sépulcral, émouvante telle une trépassée. J’embrasse la pierre sur laquelle je bâtirai mon empire de sable et de fumée.
Vous êtes désolée mais glorieuse, pareille à un champ de ruine après la bataille : votre cœur blessé m’agrée singulièrement, votre visage d’affamée m’est aimable, votre voix qui prononce mon nom m’est un chant d’espérance mélancolique et serein.

Vous êtes une brume épaisse, et je suis un vent fou.
236 - Une dépouille ambiguë
Ca y est, je suis mort.
Etendu dans mon linceul, drapé d'ombre et de mystère, de grandeur et de misère, je suis pâle comme un prince, fier comme un pendu, beau comme un Judas. On se penche avec curiosité et dégoût sur ce spectre au rictus figé. Mes bras sont des ailes noires, mes lèvres des écailles bleues, et mon front est un mur d'insolence. On va ensevelir en vertes pompes ce diable d'ange.
On me trouve une mine superbe. Enfin, celle des jours ordinaires : une morgue tout aristocratique. Un je-ne-sais-quoi de repoussant et de charmant. On cracherait presque sur ce trépassé odieux, avec son air de vivant. C'est que je n'ai guère changé, avec mes allures de châtelain sans château, de gallinacé trop fier d'être coq, d'équidé heureux de n'être pas âne.
Mort ou vif, on me trouve plein d'esprit, insupportable, irrésistible, arrogant. On me déteste et on me vénère.
Même là, j'ai l'impression de faire des jaloux et des émules. La froide dépouille que je suis devenu est très persuasive dans son attitude d'indifférence mondaine et laisse un sérieux doute parmi ses hôtes.
Une dernière fois, on se demande si je ne me moque pas du monde.
237 - L'ombre dune flamme
Mademoiselle,

Avec les feuilles mortes que froisse ma semelle, me reviennent les souvenirs de Chartres. J'aime cette cité comme j'aimerais un ange éploré. Et c'est vous que j'aime Mademoiselle, parce que je vois la cathédrale, l'Amour et l'éternité lorsque je lis votre nom. Vous incarnez la mélancolie des pierres croisées entre ciel et Beauce, de pics à parvis.
 
Vous êtes l'amour amer et doux, celle par qui la brume arrive. Vous êtes l'ombre de la ville et le vent de la plaine, la paix du crépuscule et la plainte de la Beauce, le bleu de l'horizon et les soupirs de la morne saison.
 
J'ai aimé la légitime amante là-bas à Chartres, au sommet de la cathédrale. Mais vous je vous aime loin des rues chartraines. Je vous aime au pied de murs en ruine, sur des pavés désolés, sous des jours de pluie, ailleurs qu'en ces lieux bénis faits de toits verdâtres, de flèches en pierre et de vitres pleines d'azur.
 
Je veux vous revoir. Encore une fois pouvoir toucher votre âme, effleurer votre visage, caresser votre ombre, révéler votre lumière, approcher votre mystère. Je vous embrasse chère fille. Je baise votre front de verre, votre main sans arme, votre coeur sans défense.
 
Votre âme est en moi. Et je porte le poids d'une étoile, d'une cathédrale, d'un cierge, d'une flamme.

238 - Une farce cadavérique.
Etendu dans mon beau linceul doré, je souffre sans broncher les sourires et les haut-le-coeur que l'on m'adresse, imperturbable devant les chapeaux chics et les mines douteuses qui se penchent sur moi. Je me plie de bonne grâce à mes dernières obligations mondaines, et les hôtes qui défilent dans le salon mortuaire sont sensibles à mon aimable rigidité. Certes on me trouve un peu plus froid que d'habitude, mais c'est un peu normal étant donné que je suis quand même un peu mort.
De temps à autre je reconnais des invités plus ou moins aimés, plus ou moins amis, qui se pressent à mon chevet funèbre, et j'entends des bribes de commentaires :
- Ne trouvez-vous pas chère, que même dans cette posture définitive notre regretté ami garde ce je ne-sais-quoi d'izarresque assez insupportable ?
Ce "je-ne-sais-quoi" que l'on m'attribue habille à merveille ma roide dépouille. C'est très "monde", très proustien, voire assez flatteur pour un cadavre qui n'est déjà plus très frais. Je trouve que je ne m'en sors pas trop mal dans mon immobilité forcée, faisant bonne figure bien malgré moi. Ce "je-ne-sais-quoi" souligne avec une distinction toute parisienne la pâleur de mon visage.
J'entends encore :
- Dire qu'il se prenait pour un des nôtres. Pensez donc ! Ce provincial invétéré avait de ces prétentions...
Certes, cependant force est de constater que ce cher Monsieur est quand même venu à cette "provinciale" réjouissance. Mais comme je suis un cadavre bien élevé, je me tais.
Avec stoïcisme j'essuie ce genre de commentaires, et bien d'autres encore, jusqu'à mon entrée glorieuse au cimetière. Pour l'occasion j'essaie tant bien que mal de faire une "descente d'escalier" digne de mon beau nom à rallonge. Les cadavres ont aussi leurs petites vanités. Mais j'avoue cependant que l'affaire est assez difficile à réussir comme on le voudrait quand on est quelque peu trépassé. Aussi je me contente d'une prestation plus modeste.
Ca y est. Les formalités religieuses ont été expédiées et maintenant tout est fini. La mise en terre s'est bien passée, tout le monde est content, surtout le premier intéressé qu'on laisse officiellement reposer en paix dans le soulagement général. Les hôtes peuvent retourner à leurs salons boulevardiers et autres habitudes "biscuitières".
Mais la farce là-dedans, où est-elle me direz-vous ? Elle est dans le cadavre que les invités n'ont pas cessé d'asticoter.
239 - Les vieilles filles
J'aime les vieilles filles. Et lorsqu'elles sont laides, c'est encore mieux.
Les vieilles filles laides, acariâtre, bigotes ont les charmes baroques et amers des bières irlandaises. Ces amantes sauvages sont des crabes difficiles à consommer : il faut savoir se frayer un chemin âpre et divin entre leurs pinces osseuses. Quand les vieilles filles sourient, elles grimacent. Quand elles prient, elles blasphèment. Quand elles aiment, elles maudissent. Leurs plaisirs sont une soupe vengeresse qui les maintient en vie. Elles raffolent de leur potage de fiel et d'épines. Tantôt glacé, tantôt brûlant, elles avalent d'un trait leur bol de passions fermentées. Les vieilles filles sont perverses. C'est leur jardin secret à elles, bien que nul n'ignore leurs vices.
Les vieilles filles sont des amantes recherchées : les esthètes savent apprécier ces sorcières d'alcôve. Comme des champignons vénéneux, elles anesthésient les coeurs, enchantent les pensées, remuent les âmes, troublent les sangs. Leur poison est un régal pour le sybarite.
L'hypocrisie, c'est leur vertu. La médisance leur tient lieu de bénédiction. La méchanceté est leur coquetterie. Le mensonge, c'est leur parole donnée. Elles ne rateraient pour rien au monde une messe, leur cher curé étant leur pire ennemi. Le Diable n'est jamais loin d'elles, qui prend les traits de leur jolie voisine de palier, du simple passant ou de l'authentique Vertu (celle qui les effraie tant). Elles épient le monde derrière leurs petits carreaux impeccablement lustrés. Elles adorent les enfants, se délectant à l'idée d'étouffer leurs rires. Mais surtout, elles ne résistent pas à leur péché mignon : faire la conversation avec les belles femmes. Vengeance subtile que de s'afficher en flatteuses compagnies tout en se sachant fielleuses, sèches, austères... C'est qu'elles portent le chignon comme une couronne : là éclate leur orgueil de frustrées.
Oui, j'aime les vieilles filles laides et méchantes. A l'opposé des belles femmes heureuses et épanouies, les vieilles filles laides et méchantes portent en elles des rêves désespérés, et leurs cauchemars ressemblent à des cris de chouette dans la nuit. Trésors dérisoires et magnifiques, à la mesure de leur infinie détresse. Contrairement aux femmes belles et heureuses, elles ont bien plus de raisons de m'aimer et de me haïr, de m'adorer et de me maudire, de lire et de relire ces mots en forme d'hommage, inlassablement, désespérément, infiniment.
240 - Le plaisir des bigotes.
Plus que toutes autres femmes, les bigotes abstinentes aiment se donner du plaisir. Enhardies par la honte, excitées par l'effroi des feux infernaux, elles s'adonnent sans retenue à d'inavouables passions charnelles. Entre les bigotes et la vertu, c'est une grande, une brûlante, une pitoyable histoire : la haine.
Les bigotes décaties portent des masques de toute beauté, des dessous honnêtes, chastes, s'enroulent des chapelets rutilants autour de leurs doigts gracieux. Elles sont laides dans leurs églises, laides dans leurs maisons. Les curés peuplent leur imaginaire érotique, et les vierges en plâtre des églises sont leurs derniers garde-fou. Quant aux vierges en plastique ramenées de Lourdes, ce sont leurs petits diablotins. Indulgentes envers le péché, le Mal, les concessions et la licence la plus éhontée, elles ne supportent pas la pleine lumière.

Chez elles la pénombre est propice aux confessions des pires péchés. Leur sexualité portée en sacrifice est leur passion, un calvaire délicieux. Digne d'une procession, pensent-elles... Ce sont des vestales à la flamme absente, au coeur décharné, à la voix suraiguë qui les fait chanter si bien à la messe. Leur hypocrisie jacassière est une sorte de chef-d'oeuvre balzacien. On pourra trouver délectable leur satané chignon, désirables leurs courbes diaboliques, charmants leurs crucifix comme des petits amants d'acier... Leur âme cependant brille comme une éclipse de soleil. Leur toilette est provinciale, leur coeur sec, leur chair maudite. Et leurs moeurs sont dissolues, ne nous leurrons pas.
Bref, ces misérables qui hantent les églises sont les pires dépravées de notre société.
241 - Le laideron et le gant blanc
Elle était laide et perverse, pauvre et vicieuse, propre sur elle et méticuleuse. Elle n'aimait personne et était cruelle envers les animaux. Surtout envers ses cochons qu'elle engraissait avec rage et vanité. Du matin au soir elle épiait ses voisins, sans cesse en quête de ragots à colporter dans le village. Ou de médisances à semer dans les coeurs...
Un jour elle tomba amoureuse d'un aristocrate tout de blanc ganté, au teint blafard, à la mine hautaine et qui parlait avec l'élégance des gens nés dans l'opulence et la religion. Mais le hobereau qui ne manquait pas de cruauté lui non plus, l'ignorait parfaitement et s'amusait même de ce chiffon humain tentant de faire la poupée. C'était pitoyable et ridicule, pathétique et vain. Enfin, le spectacle était particulièrement savoureux pour l'oisif blanc ganté.
Elle était si éprise de ce beau sang désoeuvré et arrogant qu'elle lui déclara un jour sa flamme en pleine face, droit dans les yeux. Le jeune et beau seigneur offensé par tant d'insolence lui répondit par une gifle assénée du bout de son gant blanc. La gueuse s'en retourna à ses cochons, piteuse, le coeur plein de fiel, jurant qu'on ne la reprendrait plus à succomber aux charmes des gens de château.

Au moins aura-t-elle appris que dans ce monde on ne mélange pas les torchons avec les serviettes.
242 - La beauté d'une affligée
Vos traits mélancoliques, nébuleuse enfant, évoquent le chant triste de l’automne : ils m’inspirent une profonde, authentique langueur. Vos yeux d’azur ont la grâce des vénus de glace, et votre regard de statue est plus austère que le marbre. Votre beauté est de pierre, et votre charme a l’extrême rudesse du roc. Vous êtes un silex et sur ce silex j’élèverai mes plus doux sentiments.
Votre visage est une poignée de sable. Votre front une grave, âpre, puritaine façade hellène : des lois sévères y sont gravées. Vos lèvres sont une indélébile tache de sang et les mots qui en sortent sont des ronces qui écorchent les coeurs. Votre chevelure est un foin ardent qui se consume bien vite : c’est que ses mèches trop sèches et trop strictes n’alimentent pas longtemps les rêves. Cependant dans ce désert aride vos pupilles sont comme deux saphirs. Mais sachez que les véritables perles de ce trésor maudit, ce sont vos larmes.
Elles seules brillent.
C’est votre tristesse qui vous confère beauté, émotion, prestige et vous donne finalement un prix infini. Elle seule compte. Votre souffrance exclusivement agrée aux dieux. Je suis un de ces dieux cruels et esthètes qui vous contemplent d’en haut. Je fais partie de l’Olympe des beaux esprits aimant misère et douleur pourvu qu’elles soient esthétiques, académiques, remarquables. Comme lorsque le pissenlit se pare de l’épine pour donner une grimace belle à regarder, ainsi que les gargouilles et les calvaires. Mademoiselle, vous êtes une vivante pièce de musée, une durable oeuvre d’art animée, le trophée favori de mon âme collectionneuse.

Je vous aime, chandelle de misère.
243 - Belle et macabre crucifiée
Mademoiselle,

Un fantôme me poursuit. Votre visage de verre et de larmes me hante. La Lune est sur mes pas. Je vous aime Mademoiselle avec un silex dans le coeur, une épine sur le front, une chandelle dans l'oeil. Je ne songe qu'aux statues décrépies qui vous ressemblent, ne vois que votre ombre qui m'est lumière, n'aspire qu'à rejoindre l'astre mort où vous m'attendrez peut-être.
Votre beauté funèbre enchante mon coeur lugubre et esthète. Votre regard grand ouvert est un cercueil de cristal. Votre sourire est un linceul où toute joie s'est éteinte. Votre visage entier est une tombe adorable. Vous êtes une esthétique ensevelie, une exquise gisante, un irrésistible cadavre. Vous êtes belle comme une stèle mortuaire.
Blonde comme l'astre blafard, sublime et pathétique ainsi qu'une mare reflétant le firmament, dérisoire et superbe telle la vase où viennent s'abreuver les étoiles, avec votre regard éthéré de spectre, vos doigts de fée et votre charme cadavéreux, vous rivalisez de misère et de grandeur, de détresse et de gloire, de grâce et de désolation avec les monstres de pierre perchés sur les flancs des cathédrales.

J'aime votre beauté de paille, votre âme de feu, votre charme de cendres. J'aime vos yeux de corbeau, vos lèvres de glace, vos cheveux sous la pluie, votre coeur dans les ténèbres. Le gel vous drape de blanc, le vent vous cingle la face et le chant des oiseaux est votre baume.
Vous êtes un bel, un troublant, un émouvant épouvantail.
244 - Grand-mère est décédée
Aujourd'hui la grand-mère est morte à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, il faut l'enterrer en dignes pompes. Toute la famille est réunie autour de l'antique dépouille. Il y a la mère, le père et les enfants : Gertrude, Alfred, Hector (on n'entendra pas s'exprimer Hector dans cette histoire), Alphonse et Nestor.
- (La mère) La mémé est morte mes enfants. Faut aller l'enterrer. Nestor, tu iras prévenir Monsieur le curé que la mémé est morte. Tu boiras une pinte de cidre en sa compagnie avant de revenir sans t'arrêter en chemin. Pis t'iras au jardin, tu m'bêcheras quelques mètres carrés pour les patates de cet hiver. La mémé est morte, faut pas manquer de patates. Pauv' mémé, elle aura pas vu les patates lever. Faut l'enterrer la mémé, pisqu'elle est morte.
- (La Gertrude) La mère, je va aller faire une grosse prière pour que la mémé elle soye bien reçu chez not' bon Dieu là-haut dans le Ciel où qu'y a des anges. Une clé de sept serait bien mieux qu'une clé de dix-huit pour réparer la boîte de vitesses du tracteur. Pas besoin d'une clé de dix-huit, la mémé est morte. C'est une clé de sept qu'y faut pour réparer la boîte de vitesses. Suite à l'incident, et c'est bien logique, il est encore tombé en panne pas plus tard qu'hier le tracteur, juste avant que la mémé elle soit morte de morte. Faut bien les recevoir, les vieilles gens dans le paradis des vieux comme la mémé. C'est le gars Charles-Edouard de la Toqueville qu'a une grosse clochardière dans le pantalon qu'a dit qu'il fallait une clé de sept. Le père, t'as vu la mémé qu'est morte ?
- (Le père) Pour sûr que je l'ai vue la mémé ! Pis elle est bien morte la vieillasse ! Morte de morte qu'elle est. T'as raison la Gertrude. Nestor, avant de partir chez Monsieur le curé, je vas te dire : il n'y a rien de mieux dans la vie que la salade quand elle est pas salie par les miasmes. Les miasmes, c'est ce que je dis.
- (Alfred) La mémé elle est morte. Vaudrait-y pas mieux l'inhumer comme y disent dans les livres, putôt que l'enterrer la pauv' vieille ?
- (La mère) Vi, vi vi ! Il a raison l'Alfred. Mais c'est Monsieur le curé qui fait tout. Y connaît. C'est son sacerdoce comme y dit. La mémé morte elle dit pas qu'y faut pas, non. Va, va aller nettoyer ton vélo l'Alfred. Quant à toi l'Alphonse, gros pédé de pédéraste de quenouille à braquemart à cul, t'as qu'a aller demander au bon Dieu que la mémé elle soye bien reçue là-haut.
- (Alphonse) Le père, j'avons besoin de savon pour m'nettoyer les oreilles. La mémé elle est morte, faut avoir les oreille propres. Les patates elles seront là pour avant l'hiver. La Gertrude elle va aller demander à Dieu le Père que ça se passe bien pour elle, pour elle la mémé qu'est morte aujourd'hui, pas pour elle la Gertrude. La mémé elle est morte, je dis pas le contraire. Je suis assez d'accord même. Je suis pas un mauvais gars, je sais que je suis pédé mais ça change rien. Il faut l'enterrer la vieille. C'est le curé, le curé qui fait tout ça comme il faut.
- (Nestor) Faut pas confondre les chiffons et les serviettes. Y en a qui disent que les savants y connaissent les mystères de l'atome, y en a d'autres qui disent rien vu qu'y savent rien à rien. C'est des incultes comme on dit. Faut enterrailler la mémé, c'est vrai.
- (Le Père) Aujourd'hui faut aller prévenir le curé, y a la mémé qu'est morte. Faut l'enterrer la mémé. Aller Nestor, court aller prévenir tout de suite Monsieur le curé qui te donnera une pinte de cidre. Faudra le boire bien pétillant le cidre, vu que les patates elles seront là avant l'hiver. Y'a la mémé qu'est morte. Tu bois le cidre de Monsieur le curé, avec Monsieur le curé, et tu reviens sans t'arrêter. C'est ça qui faut faire. Sans t'arrêter en chemin Nestor. Y a la mémé qu'est morte. C'est quand même pas rien.
245 - Un rendez-vous sous des ogives
Mademoiselle,

Au son de votre voix entendue au téléphone, j'ai frémi. Voix de femme imposante, charnelle, chaude, brillante, impériale. C’est la voix profonde et posée, admirable et terrible, envoûtante et fatale de l’Eve éternelle, irrésistible créature au mortel venin.

Laissez-moi vous confier ici combien il me brûle d’être confronté à vos lèvres tentatrices, à vos appas voilés, à tous vos charmes visibles et invisibles, obscurs et mystérieux, ostensibles et manifestes, secrets et ténébreux... En dépit de mes effrois de garçonnet qu’émoustille votre blanc corsage.
M’offrirez-vous sous les augustes ogives de la cathédrale le miel défendu issu de votre haleine de femme ? Mêlerai-je à la vôtre la brûlante écume de mon souffle ? Pourrai-je répandre entre vos lèvres expiatrices, sous votre palais consentant, jusqu’au fond de votre gorge offerte la sève vive de mes baisers impurs, livrée pour vous, et pour vous seule, en souvenir de notre longue amitié et en rémission de mes péchés futurs les plus charnels ?
Je le confesse : je souhaite être la cause de vos plus secrètes pâmoisons. Goûtons à une once d’éternité le temps de quelques soupirs exhalés dans la chaste pénombre du gothique édifice... Faisons en sorte que nos lèvres se croisent le moins modestement possible sous le regard impassible des saints dignement statufiés.
Je vous désire non seulement charnellement, mais encore chastement. Je souhaite avec une égale fièvre accéder à la fois à votre vierge hymen et à votre sainte auréole : j’aimerais que vice et vertu mêlés forment votre couronne de femme, la seule véritablement qui puisse en tous cas séduire les débauchés de mon espèce. J’ai autant soif de romanesques amours que de poétiques émois. Luxure et tempérance mêlées, sensualité brutale et délicatesse de l’âme combinées, puritanisme bourgeois et dérèglements libertins joints forment une ivresse incomparable propre à émouvoir le plus blasé des apôtres de Casanova. Cette ivresse est un mets rare digne de l’esthète et souverain amant que je suis.
Ouvrez à moi votre âme, en prélude à votre fleur dont j'ignore d'ailleurs si elle est encore scellée. Vierge ou pas, sachez que j’ai votre hymen à conquérir sous les dômes gothiques de Chartres : une prouesse à ma portée, un sacrilège permis.
Je baise votre front honnête, votre main décente, votre coeur austère, en attendant de me perdre dans la flamme venimeuse de vos prunelles.
246 - Lorsque je déplais aux gens du beau sexe
Mademoiselle l'impudente,
Souffrez, arrogante, que la froideur que vous affichez en ma direction m'offense, m'offusque, me pique au vif. Comment osez-vous me faire un tel affront ici ? Nul jusqu'à maintenant n'avait eu l'audace de bafouer de la sorte mon nom (et surtout ma chère particule), l'audace d'espérer museler ma plume à travers son INDIFFERENCE !
On me raillait, on se gaussait de mes vues, on se targuait de pouvoir avec moi croiser le fer et de me faire succomber sous quelque coup de maître imaginaire, mais on ne me méprisait pas de semblable façon au point de vouloir me jeter dans les épines infâmes de l'oubli, de la négligence, de l'inattention... Votre dédain est une insulte. Quoi ! Mes discours vous ennuient ? Mon beau nom à rallonge n'a pas l'heur de vous plaire ? Mon jugement personnel ne trouve pas grâce à vos yeux ? Ma pensée et mes paroles ne siéent point à votre particulière sensibilité ? Mais à quelle espèce appartenez-vous donc, Mademoiselle ?
A la plèbe, assurément.
A quel étrange sort abandonnez-vous votre coeur de vierge si les mots les plus vrais de l'amour ne retentissent pas en celui-ci autrement que par ces méchantes allures d'indifférence ? D'ailleurs votre indifférence à l'endroit de ma personne ressemble fort à de l'indolence amoureuse ou à une espèce de semblable et détestable objet de misère. Et puis de nos jours les simples bergères sont fières devant les princes, dédaignant les plus élémentaires politesses... Elles font de la cérémonie, elles revendiquent, elles exigent ! Nul égard pour le noble sang. Point de respect pour la belle espèce. Aucune considération pour l'homme de bien. Pas plus de déférence que ça pour la particule. Avez-vous au moins une once d'estime pour le beau et interminable nom qui me désigne, Mademoiselle ?
Servez donc aujourd'hui les causes qui vous semblent valables. Mais n'appelez pas "amour" tous vos communs objets d'attention féminine, vos petites passions qui ne me concernent pas, vos ordinaires sujets de curiosité... Et oubliez-moi de crainte que vous ne me rendiez pas conventionnellement, convenablement et saintement hommage.
247 - Le prix de la chair
Mademoiselle,

Si vous avez gagné en appas et séductions dans le monde, je crains que vous ne soyez en train de démériter en plus digne société... Impertinente jeune fille ! Vous repoussez mes avances, cependant vous prenez activement part à un commerce qui, s'il diffère dans la forme à celui qui nous liait hier, n'en demeure pas moins semblable quant au fond : je sais qu'un nouvel hyménée fait battre votre coeur. Et celui qui nous unissait autrefois semble vous inspirer aujourd'hui de bien piètres sentiments...

Il suffit donc qu'un galant de commune société, qu'un pâle godelureau, qu'un drôle, qu'un luron issu de la roture se pique pour vos yeux, s'enquière de l'aspect de votre gorge, de vos flancs ou de que sais-je encore, pour que vous calomniez subitement les doux rêves qui vous unissaient secrètement à moi, jadis.
Allons, gageons que l'existence recèle encore des filons secrets qui font espérer des ans meilleurs, des coeurs meilleurs, et puis des nuits inconnues, paisibles et étoilées. Allez donc sacrifier votre innocence sur l'autel du plaisir charnel, allez perdre au nom de je ne sais quelle nouvelle mode inaliénable la fleur de votre jeunesse, allez lasser votre coeur dans des intrigues ordinaires où des mortels sont aux prises avec l'anodin, le quotidien, l'inanimé. Allez offrir sans cérémonie votre hymen au plus offrant de vos amants, allez faire tout cela si le coeur vous chante Mademoiselle, mais après ces banales turpitudes, de grâce, poursuivez un rêve impossible en ma compagnie : rêvons d'amour, d'Amour, d'AMOUR.
Revenez à moi, belle et perfide enfant.
248 - Une bière blonde
C'était un dimanche monotone. Dans la basilique la messe venait de finir. Le ciel était gris, les cloches sonnaient à toute volée pendant que les fidèles s'éparpillaient.

Imbécilement, les hommes ne disaient rien. Pieusement, les femmes se taisaient. Les passants étaient muets et les cloches redoublaient de fureur. Le rond-point plongé dans la torpeur n'était traversé que par quelque silhouette insignifiante. Le monument aux morts s'ennuyait à mourir sur la place désertée. Dans la rue les yeux étaient vides, dans les bars les verres étaient pleins.
Bref, les hommes passaient humblement le temps dans cette petite ville de province sans histoire. Avec ce regard méditatif et mélancolique propre aux âmes rêveuses, je m'attardais sur les choses les plus banales et les êtres les plus modestes qui entraient en scène sous mes yeux. Ce spectacle morne et dérisoire m'inspirait une nostalgie sans objet. Mon spleen était un délice, je le savourais en esthète.

Je voyais tout cela à travers la vitre du bar qui donnait sur la basilique. Plus précisément, je voyais tout cela à travers les vapeurs de la bière qui me montaient à la tête et qui me rendaient encore plus contemplatif qu'à l'accoutumée... Et le monde soudain dansait au-dessus de ma tête, et des fantômes joyeux tournaient autour de moi dans le fracas agréable des cloches... A mes pieds traînaient quelques vieux mégots écrasés. Tandis que dehors le concert d'airain berçait mon ivresse, à travers la vitre du bar je levai les yeux vers le sommet de la basilique où trônait la statue de la Vierge recouverte d'or.
Les vapeurs de la bière continuaient à m'enivrer progressivement. L'éther montant en moi, je vis les premiers sourires apparaître sur les visages. Les assoiffés accoudés au bar, tous marqués à divers degrés par des moeurs éthyliques héréditaires, étaient devenus mes frères de perdition. Je détournai cependant assez vite le regard de cette assemblée de nez pourpres et de casquettes épaisses.
A présent le son des cloches de la basilique s'espaçait tout en diminuant graduellement d'intensité. Bientôt un silence mortel régna dans la rue ainsi que dans le bar. En effet, les buveurs n'ayant brusquement plus rien à se dire, ils se turent stupidement. Mais leur silence me parut plein de discernement, de pénétration, de profondeur. Je levai une fois encore les yeux vers la statue mariale et en ressentis un délicieux vertige. Le démon de la bière m'emportait toujours plus haut sur ses ailes ambrées... Je n'étais plus seul. En moi un feu du diable brûlait, j'étais aux anges.
Tout autour de moi était devenu statique. Il ne se passait rien dans le bar, rien dans la rue, rien dans les têtes ni dans les coeurs. C'était la province un dimanche, ça respirait l'ennui, le petit blanc sec et la léthargie, et les gens n'avaient rien à faire. Tout n'était que mollesse et temps qui passe, monotonie et repli sur soi. Mais dans ma tête se concertaient avec finesse et éclat Bacchus et la Vierge dorée : un instant de grâce dans un monde de parfaits abrutis.
La ville était morte et s'appelait Albert.
249 - Du sucre et des punaises
En ce jour de Noël, j'aimerais offrir à nos chères mémés grabataires et séniles des tonnes de guimauve tiède à l'état liquide parfumée à la vanille chimique et à l'ersatz de fleur d'oranger. Je n'oublie pas le chocolat industriel hyper-sucré qui leur coulerait dans le fond du gosier avec des relents d'amertume, en dépit des avalanches de glucose déclenchées depuis les usines de bonbons pas bons. Aux vieilles dames instruites et intelligentes de quatre-vingt-dix-sept ans et plus, j'aimerais offrir des cercueils non scellés qui n'ont jamais servi mais qui serviront pour leur dépouille fatiguée.
J'aime les méchantes gens. Je ne supporte pas de me frotter à la roture, je déteste les chiens, je crache sur la Lune Rousse et bénis la foudre. Les malades comme les bien-portants me dérangent, les fumeurs et leurs tumeurs m'incommodent, les bossus sont mes amis, les pauvres mes ennemis. Les enfants m'insupportent, les moribonds m'adorent...
Je suis un humaniste misanthrope.
L'eau de pluie, le vent et les voeux qui ne coûtent rien, je les donne volontiers à mes amis. En quantités industrielles. Les poches de ma vieille veste, je veux les garder pleines. Cousues. Hermétiques. Même au prix de l'amitié. D'ailleurs je n'ai pas d'amis. Mes amis se nourrissent d'eau de pluie, de vent et de voeux qui ne coûtent rien. Ce ne sont donc pas mes amis.
Quand je vous dit que je n'ai pas d'amis...
Les douceurs qui s'offrent entre les mémés et leurs petits enfants sages n'inspirent pas mon coeur plein de ténèbres. Moi j'aime la bave de crapaud, les grosses boules de guimauves avec à l'intérieur de sournois morceaux de noyaux de cerises concassés, les bonbons au miel fourrés de fiel et les furoncles qui ne guérissent pas le jour de Noël. Je suis une crapule.
Je suis enchanté de faire la connaissance d'autres crapules. Les ordures me connaissent, je connais les ordures. On se congratule, se déteste, se trompe, se fait des cadeaux entre coeurs de citrouille. La pourriture, ça nous connaît. Hier soir j'ai fait un croche-pied au Père Noël qui est tombé sur les chocolats industriels. Dans sa chute il a renversé le sapin en plastique. Les enfants ont pleuré. J'ai ri.
250 - La mère du curé, la bonne et l'amante
L'amante du curé était pauvre, laide et méchante. Sa bonne (celle du curé) était pauvre également, mais elle était belle et son coeur était plein de bonté. L'amante aimait faire le mal, tandis que la bonne s'enflammait instantanément à la simple idée de faire le bien. Un jour la mère du curé tomba gravement malade à l'âge de cent trois ans, à la suite d'une chute (alors qu'elle portait de lourds fagots) provoquée par une ânesse maladroite et rétive revenant du marché avec son maître ivre sur le dos. La rencontre entre l'ânesse mal guidée et la porteuse de fagots fut funeste et fatale, la vieille ayant roulé avec douleurs et fracas dans le fossé, empêtrée dans ses fagots. Bref, la plus que centenaire était mourante. Ou du moins en avait l'air.
La bonne qui avait le coeur plein de sensibilité et l'âme bien blanche vint au chevet de l'infortunée, les mains pleines de chocolats et de fortifiants. Avec ferveur elle prodigua à la vieille des soins à n'en plus finir. Elle ne prit congé de l'aïeule que lorsqu'elle fut certaine de lui avoir apporté à très hautes doses réconfort, douceur, tendresse.
Dès que la bonne fut sortie de la maison de la malade, l'amante (qui était restée à épier dehors) entra à son tour. Elle se précipita dans la chambre de la pauvre femme avec un rire diabolique. Son âme étant bien laide, aussi laide que les traits de son visage à vrai dire, l'amante du curé ne vint pas les mains vides elle non plus : elle avait apporté trois boulets de charbon, une tête de cochon et un crucifix en bois vert fraîchement coupé. En la voyant ainsi entrer dans la chambre, la vieille eut à la fois une crise d'épilepsie, une crise cardiaque et une crise de nerf. Si bien que trois fois choquée, elle passa de l'autre côté... du lit. Pas morte pour un sou, l'aimable grand-mère, qui était rappelons-le la mère du curé, se recoucha, s'empara d'une torche éteinte et depuis son lit en asséna un coup assez violent sur la tête de l'amante (qui devait s'en remettre assez vite dans les jours qui suivirent). Après quoi elle mourut presque aussitôt des suites de sa chute, celle qu'elle venait de faire de son lit.
Le curé hérita de la fortune de sa mère. L'amante du curé, qui était laide et méchante, profita pleinement de la fortune du curé qui n'était pas son amant pour rien. La mère morte, l'amante était devenue riche.
L'amante qui était laide et méchante n'était plus pauvre. La belle et bonne âme quant à elle resta désespérément pauvre.
La moralité de cette histoire, c'est que la fortune vient plus facilement aux porteurs de boulets de charbons, de tête de cochon et de crucifix en bois vert.
251 - Le bossu vicieux et la belle naïve
Un jour un vieux bossu décida de briser son couple en prenant des amantes. Précisons que cet homme contrefait fut séduisant dans sa jeunesse. Avec l'âge il était devenu non seulement repoussant sur le plan physique, mais également odieux par son caractère.
Ses amantes étaient aussi laides et vieilles que lui. Sauf une qui s'appelait Vertu.
Cette amante était jeune et singulièrement belle. D'une beauté inaltérable. Elle aimait le vieux bossu d'un amour sincère et profond. Vertu était chaste par conviction, quoiqu'elle fût élevée chez les cochons. Elle était naïve, avec un coeur pur. Faiblesse dont abusait sans le moindre scrupule le bossu vicieux. Si bien que Vertu perdit bientôt sa virginité.
Le bossu qui était cruel et très avare se faisait inviter à l'auberge par Vertu et en profitait par la même occasion pour aller trousser les jupons de la pauvre servante. Lorsqu'un jour il mit la gueuse enceinte, le maître de l'auberge la battit avant de la renvoyer sans pain ni écu, ce qui réjouissait le bossu qui cherchait sans cesse à faire le mal pour le plaisir de faire le mal.
Voyant cela Vertu décida de quitter le bossu qui n'en prit pas ombrage. Ce dernier s'en retourna vers sa légitime épouse, lui signifia qu'il convoitait son hymen, bien qu'elle fût vieille et laide, et tout rentra dans l'ordre. Il garda cependant ses autres amantes.
Ainsi sa vie n'était que laideurs, vices et vilenies.
252 - La défaite de la laideur
Il était une fois deux soeurs, Cunégonde et Julie. Cunégonde était la fille la plus laide du canton, tandis que sa soeur Julie était belle comme le jour. Monsieur de la Tricouille, qui était le garçon le plus charmant de la contrée, convoitait la main de la belle Julie. Les choses étaient décidément bien faites car Julie aimait secrètement le jeune hobereau. Précisons que le jeune Monsieur de la Tricouille était monté comme un âne.
Cunégonde savait pertinemment que sa soeur était l'objet des feux du jeune homme, cependant elle avait elle aussi des vues sur le bel arrogant, bien que sa cause fût désespérée. Elle savait également par ouïe dire que Monsieur de la Tricouille était monté comme un âne. D'ailleurs tout le canton le savait. Un jour Cunégonde interrogea sa soeur, la belle Julie :
- Ma soeur, vous qui êtes belle à faire pâlir l'astre du jour, vous l'élue d'entre toutes les grâces, savez-vous que j'espère goûter à la trique de Monsieur de la Tricouille, bien que je sache que son coeur ne m'est hélas ! pas destiné ? Pour une fois, il ne sera pas dit qu'en amour la beauté remportera les suffrages. Le combat injuste et inégal qu'elle mène depuis toujours pour défendre sa cause a assez duré. A travers moi, la laideur doit prendre sa revanche. Moi aussi j'ai besoin de me faire agrandir le fond de la culasse par le chibre d'âne de Monsieur de la Tricouille.
- Cunégonde ma pauvre soeur, vous êtes vraiment bien trop laide pour que Monsieur de la Tricouille daigne vous foutre sa grosse triquapute dans le fond des tripes. Il a du goût ce joli, et je gage qu'il vous rira au nez sans autre forme de procès dès que vous lui dévoilerez vos desseins.
- Julie, vous êtes bien belle et c'est vrai que tous les garçons du pays brûlent de vous perforer l'hymen avec leur braquemart, cependant serez-vous à même de recevoir l'énorme triquaille de Monsieur de la Tricouille soit dans la culasse soit dans la tripaille ? Je vous rappelle que ce sacré foutu couillu est le garçon le mieux monté de toute la contrée. Quand on a affaire à un âne comme Monsieur de la Tricouille, apprenez que la beauté seule ne peut suffire à le contenter ma soeur. Encore faut-il avoir le coeur disposé ainsi que les trous à baisaille adéquats.
- Et vous estimez peut-être que je n'ai point ce qu'il faut de ce côté-là, Cunégonde ma soeur ?
- Parfaitement, belle Julie. Je vous juge incapable de recevoir dignement la grosse triquaille de Monsieur de la Tricouille dans le fond de la tripe, encore moins dans le trou à purin étant donné que vous avez le cul bien trop serré ma jolie. Bref, vous êtes bien trop prude pour vous faire arranger les trous à baisaille par Monsieur de la Tricouille, le beau couillu doté d'un braquemart du diable.
- Cunégonde, vous êtes non seulement laide, mais encore fort vile.
- Julie ma soeur vous êtes certes belle, mais infoutue de vous faire arranger les tripes par Monsieur votre aimé, alors que moi je le puis.
- Et qu'en savez-vous ma soeur ?
- J'en sais que Monsieur de la Tricouille qui est monté comme un âne en a plus dans la frocaille que vous n'en avez dans les jupons. Monsieur de la Tricouille me baisera moi plutôt que vous. Foi de Cunégonde !
La morale de cette histoire est sauve puisque Cunégonde ne fut jamais baisée par Monsieur de la Tricouille qui préféra encore offenser la beauté et l'innocence avec son énorme chibre d'âne plutôt que de rendre hommage à la laideur.
253 - Belle et cruelle
C'était une diablesse.
Personne ne l'aimait, tous les hommes l'adoraient. Elle était méchante, perverse, adorable, irrésistible : un coeur de silex et des doigts de fée, des yeux de biche et une langue de vipère, un corps de vestale et du venin dans les veines.
Elle était faite pour le mal et l'amour, pour les larmes et les plaisirs. Elle avait le sourire ingénu, l'oeil aguicheur, la voix suave... Et du sang sur les mains.
Elle brisait les coeurs autant que les os de volaille sous ses dents. Chez elle le sourire chaste se changeait vite en propos carnassiers. Ses amants étaient ses jouets. Son jeu favori : casser les mâles pantins qui se traînaient à ses pieds. Elle était si belle qu'on lui pardonnait tout. C'était une Diane sans coeur qui chassait pour le plaisir de tuer. L'amour était son passe-temps impitoyable. Elle abusait de son charme, servant la cause de son âme sans foi ni loi.
Sa beauté était ensorcelante, maléfique. Avec ses regards félins, ses allures d'orientale et ses savantes roucoulades, elle mettait le feu dans les maisons paisibles, semait la discorde chez les honnêtes gens, faisait tourner la tête aux étudiants, détournait du droit chemin les jeunes époux, faisait manquer la messe aux plus encrassés des vieux garçons...
Elle aimait pour mieux tromper, bafouer, blesser. Elle corrompait les corps par vice, ruinait les coeurs par plaisir. Ses amants lésés ne cessaient de chanter ses grâces. Ils souffraient avec joie ses caprices, la chérissaient avec ardeur, la servaient avec zèle. Tous l'adoraient et chacun la maudissait.
La belle était vraiment cruelle. Mais la cruelle était si belle...
254 - La beauté déchue
Autrefois c'était une créature. Jeune, grande, blonde, belle, radieuse.
C'était il y a très longtemps. Elle se remémore le temps béni de sa jeunesse où le Ciel venait lui baiser les pieds. Elle se revoit au temps où elle était cette femme : une princesse, un astre, un cygne... Elle a un sourire désabusé en se regardant dans le miroir, pleurant sa beauté perdue, maudissant son reflet. Des rides profondes marquent sa face. Son visage est une grimace hideuse. Son sourire une plaie. Sa silhouette un spectre.
La fleur est fanée. Son éclat l'a quittée depuis plus de cinquante ans. Ce qui équivaut à un siècle pour une femme qui fut si belle. Aujourd'hui elle a quatre-vingt dix ans et elle est laide malgré son maquillage. C'est son miroir qui le lui crie, le lui répète à chaque seconde. Elle est vieille et laide, c'est une évidence. Nul besoin de se farder pour en être convaincu.
L'astre éblouissant qui a fait les beaux jours de l'amour est mort. L'étoile qui a brillé si fort s'est éteinte. Le soleil qui fut jadis splendide s'est définitivement couché. Il ne réapparaîtra plus. Dans un geste héroïque et pathétique, dérisoire et beau, la vieille femme fixant éperdument son visage dans la glace lève son verre avec un air plein de défi... Ses doigts osseux étreignent avec rage la coupe exhalant des parfums de ciguë.
Elle lève son verre à sa mort prochaine.
255 - Laide et méchante
Mademoiselle Dulcinée était une jeune fille fort laide, paysanne de son état qui vivait seule dans sa ferme. Et comme si cela ne suffisait pas, son coeur était rongé par les vers de la haine. La médisance était son pain quotidien, le fiel son vin du matin, l'amertume sa soupe du soir. Son âme venimeuse se nourrissait de la boue et des crapauds qui s'y vautrent. Nul ne l'aimait. Pas même ses cochons qu'elle martyrisait pour son plaisir odieux.
Un jour un galant de passage, qui devait avoir des goûts douteux quant aux femmes, fit irruption dans la vie misérable de Dulcinée. Peut-être un esthète dégénéré, à moins que ce ne fût un pauvre diable ivre mort... Bref, ils passèrent la nuit ensemble dans le fumier de l'étable. Ce qui était d'ailleurs là bien le genre de Dulcinée.
Le laideron perdit donc sa virginité entre l'âne et le boeuf. L'on aurait put s'attendre à ce que cette initiation aux émois de l'âme et de la chair adoucisse les moeurs de l'infâme... Il n'en fut rien. Curieusement, ni les tendresses de l'amour ni les vertus séminales n'opérèrent de miracle dans l'étable. Au contraire, après cette nuit passée dans les bras de son amant Dulcinée était devenue encore plus méchante qu'à l'accoutumée.
Après cela, allez donc comprendre les vieilles filles laides et méchantes !
256 - Une idylle
Elle était jeune, grande, blonde, fine. Belle.
En fait non, elle n'était pas belle. Elle était laide.
Elle n'était pas fine, mais sèche. Pas grande, mais osseuse. Pas blonde, mais artificielle. Ceci dit, elle était jeune, bien qu'elle fût déjà vieille dans sa tête : c'était une authentique vieille fille. Un vrai épouvantail. Personne ne la courtisait. Sauf la pluie, le vent et le chiendent. Elle n'avait vraiment rien pour elle parce qu'en plus d'être laide, elle était pauvre, orpheline, sans avenir. Née sous une bien triste étoile.

Sa vie n'était que déceptions, tristesse, amertume. Cette pauvre femme avait cependant un jardin secret comme tout un chacun. L'on aurait pu s'attendre de sa part à quelque beau rêve consolateur... En fait elle était perverse, vicieuse, scélérate. Elle ne cultivait que vengeance, haine, médisances, maudissant autant son infortune que ses voisins.
Un jour elle fut condamnée par un tribunal pour l'envoi de lettres anonymes calomnieuses. Lors du procès, elle trouva vite le parfait écho de sa perversité en la personne du greffier. C'est pourquoi elle fut enfin aimée, la plus aimée des femmes.

Par le préposé au greffe.
257 - Confessions d'un pécheur à son curé
Monsieur le curé,
Vous l'avouerais-je ? Ma chair vit sous l'empire de feux sacrilèges.
Que le Ciel me pardonne car souventes fois je m'adonne aux forfaits de la chair. D'ignoble façon je fais se répandre hors de mes flancs l'onde sacrée. J'assiste avec rage et vif contentement à la perte de mes blanches humeurs. Il est vrai que le crime ne serait pas bien grand si je me bornais à cette seule licence. Mais sans cesse j'use, dans le dessein de me mieux noyer dans la coupe des plaisirs, des moyens infâmes inspirés par mon imagination libidineuse la plus éhontée... C'est que, non content de succomber à l'appel du Diable, je demande systématiquement la collaboration de tierces personnes pour servir ma cause abjecte.

Votre jeune servante pourrait témoigner de la chose mieux que par cette honteuse confession. Les marques de mes déviances, à travers son hymen déchiré, pourraient attester, s'il me fallait vous avouer ce crime par un tableau cru pour mieux en rougir sous vos yeux, de la faiblesse de mon âme dans le combat qu'elle mène pour son salut.
Pour ma décharge, Dieu ne savait-il donc pas ce qu'il faisait en me dotant d'un joli organe ? En troussant votre servante, Monsieur le curé j'ai péché une fois par jour depuis qu'elle est à votre service.
Est-ce donc si grand crime que de vouloir loger en lieu choisi l'objet de tant de fièvre ? Difficile de résister à l'appel impie des sens. Mâle faiblesse que Dieu devra me pardonner... Toutefois j'aspire sincèrement à la paix de ma chair mon Père, à la vertu, à la pureté, comme vous me l'avez si bien enseigné.
Cependant il y a contradiction entre les aspirations impures de mon corps de garçon et celles, plus nettes, de mon âme. Mais je vous rassure tout de suite mon Père, lorsque je m'abandonne aux mollesses d'une sensualité mal contenue, je ne le fais jamais par conviction. Uniquement par faiblesse. Le vice n'est vice que quand il est désiré, volontaire, cultivé. Il en est de même de la vertu. Un comportement vertueux ne l'est que quand il est choisi délibérément.
Bref, je suis tiraillé entre deux feux. Combat inégal entre la tyranique nature et le Ciel abstrait, entre la force vive de la Terre et l'humaine vertu, entre chair et esprit... Seul, confronté aux tourments de la chair en éveil, je me retrouve livré à tous mes démons. Et l'un de ces méchants anges de l'enfer me tente parfois, et bientôt je succombe à ses appels obscènes. De temps à autre je m'en vais explorer l'ombre et la fange en quête de vils émois en compagnie de votre innocente bonne, pendant que vous faites du vélo. Ainsi voilà l'Homme si grand, face à sa misère.
Comment me soustraire au cloaque de mes vices ? Purifiez-moi par l'effet de votre miséricorde, je ne vois plus que cette solution...
Je vous ai ouvert mon âme, soyez-en digne. Ne me faites pas rougir davantage. J'ai voulu me montrer en vérité devant vous. Je me suis dévoilé sans fard ni mensonge, allant jusqu'à compromettre votre pauvre servante pour mieux m'humilier devant vous.
Avouons les faits sans détours...
Las ! Ce matin encore, à l'heure où certaines bonnes âmes songeaient à moi de la manière la plus pure, la plus chaste qui soit, cédant à mes viles passions je me suis vautré dans d'infâmes ébats charnels en compagnie de votre fidèle servante. J'ai, une fois de plus, délicieusement malmené le séant délectable de votre bonne. Faillible elle aussi, soulignons-le en passant. Je me suis corrompu sous l'effet de mes sens qui s'enflammaient. J'ai usé des moyens les plus condamnables, puisé dans les ressources de mon imagination la plus impure pour me mieux damner sous les spasmes libérateurs de la volupté. Une fois l'incendie éteint, je regrette, rougis, me dis que je ne recommencerai pas... Et puis dès que le démon de la luxure revient mettre le feu à ma chair, je m'en vais aussitôt et sans fléchir culbuter le derrière de votre bonne.
Par naturel tempérament, et non par recherche du vice, j'avoue être un authentique disciple de Monsieur de Casanova, la souveraine Nature ayant versé un peu de soufre dans mon sang... Pardonnez-moi mon Père, car je me suis livré aux exploits scandaleux dont cet italien dépravé s'est fait le célèbre apôtre, lesquels font perdre la tête aux êtres assez faibles pour s'y adonner mais assez esthètes pour en tirer honteuse jouissance. Il faut dire que votre servante m'a peu incité à refroidir mes ardeurs à l'endroit de son panache. Je vous ai fait ici la confession de mes coupables appétits. Tous assouvis. Ce sera le principal péché qu'il vous faudra me pardonner.
Merci mon Père de ne pas faire si grand cas de mes écarts. Je vous demanderai en outre de prendre charitablement sous votre coupe le fruit amer de mes égarements : c'est que votre bonne a eu la mauvaise idée de devenir grosse. Je l'ai constaté ce matin en la troussant pour la dernière fois.
Je ne doute pas que dans son infinie mansuétude l'Eglise saura faire de cette graine du péché qui viendra bientôt au monde un honnête chrétien qui ne ressemblera pas à son père. Ou une digne enfant de couvent qui n'imitera pas sa mère. Vous n'aurez qu'à reconnaître l'intrus devant Monsieur le maire, et sa petite âme sera à vous. Faites donc sonner trompette tout votre soûl et sans vous cacher mon Père : votre servante sera officiellement votre femelle propriété par l'intercession de Monsieur le Maire qui vous attribuera la paternité du fruit des entrailles de cette pécheresse.
Adieu mon Père, je pars pour les lointaines Amériques.
258 - Un élogieux outrage
Madame,

Puisqu'une circonstance aussi impérieuse que votre coeur de femme hier offensé, presque brisé, exige que je m'amende, je me plie sans faillir à mon devoir d'honnête homme, plus galant que mondain et moins injurieux que je ne le fus l'autre jour, soyez-en persuadée. C'est avec une joie exempte de malice que je m'acquitte ici de ma dette. Je vous répéterai donc mes mots d'amour en des termes plus chastes, ceux de ma précédente missive vous ayant à ce point déplu.

Je vous aime avec coeur certes, et c'est bien sot de le dire. Mais je vous aime aussi avec manières, avec caprices, avec artifices. C'est l'amour ludique, joyeux, léger. Accédez à ma joie.
Je vous aime encore avec mensonge, avec noirceur, avec cruauté, et c'est l'amour diabolique, méchant, pervers. Acceptez mes défauts.
Je vous aime aussi avec un cierge naissant à la place du coeur et c'est pourtant l'amour outrageant, éhonté, profane. Agréez à mes prières.
259 - Pauvre type et stellaire
C'était un vieillard d'aspect insignifiant, un pauvre diable de vieil homme sans intérêt. Il n'avait aucune conversation, parlait sans égard pour ses interlocuteurs, leur envoyant continuellement des postillons à la figure.
Pourtant cet homme d'apparence inepte et de si désagréable compagnie était un véritable génie de la littérature, une espèce de fou illuminé de la plume, une sorte de Hugo contemporain, auteur de fresques romanesques et poétiques d'une portée universelle.
Il recevait dans sa bicoque insalubre maints journalistes. Mais à chaque fois c'était une déception pour les pauvres reporters... A moins que ce ne fût un événement, une curiosité, tant les interviews tournaient au vide le plus total : cet homme ne s'intéressait nullement aux questions qu'on lui posait. En fait il ne s'intéressait pas du tout à la littérature. Il dérivait très vite vers des sujets hors propos, s'enflammait pour des détails de la vie quotidienne sans le moindre intérêt. On lui parlait littérature, art, philosophie, il répondait avec passion quincaillerie, passoires, entonnoirs...
On l'interrogeait sur ses écrits, son inspiration, la richesse de son oeuvre littéraire... Il sous-estimait ces questions, préférant parler des solutions qu'il avait trouvées aux problèmes rencontrés avec son évier bouché. Il gesticulait comme un sénile en évoquant le prix du ticket de bus de sa petite ville de province qu'il estimait trop cher. Il ruminait encore à propos du facteur qui se trompait parfois de numéro de boîte aux lettres, persuadé que le préposé aux postes lui en voulait à mort à cause d'une lettre qu'il avait reçue, insuffisamment affranchie et donc surtaxée. Le vieil homme avaricieux et susceptible n'avait jamais voulu régler le facteur qu'il avait copieusement insulté et traité de voleur... Une histoire de quatre-vingts centimes de francs.
Il ne parlait que de ce genre de choses, à des années-lumières de sa très riche et superbe littérature. Il avait des conversations de minable, de pauvre type, de raté, de pensionnaire d'hospice alcoolique et abruti.
Et tout en ennuyant de la sorte ses hôtes, il buvait sa piquette. Pour couronner le tout, il ponctuait ses longs et insanes discours de grasses plaisanteries. Lamentable, sans finesse, il n'y avait chez lui pas la moindre parcelle d'esprit.
Mais juste dans les apparences, car le contraste était immense entre la teneur de ses écrits et les haillons verbaux que constituaient ses conversations. Sous des allures douteuses le vieil homme était un seigneur de la littérature, un esprit brillant, une âme pleine de lumière.
Mais incurablement inapte aux conversations mondaines.
260 - Jour de vent
Je marchais d'un pas allègre sur une route de campagne, heureux de me retrouver loin de la ville. Autour de moi, rien que des étendues champêtres. Un vent fort de décembre soufflait continuellement sur la plaine. J'entendais bourdonner le ciel agité : un vrombissement formidable qui ressemblait aux orgues sourdes de l'Univers.
Le paysage arrosé par les flots éoliens m'apparut bientôt dans toute sa beauté originelle, sa splendeur primitive : les arbres ployaient par bouquets entiers, prêts à craquer, de grands oiseaux intrépides aux élans brisés étaient repoussés vers des hauteurs vertigineuses par quelque bourrasque, tandis que de lourds nuages filaient à vive allure en direction de l'horizon... C'était majestueux et sauvage, grandiose et effrayant.
Nulle âme dans ce décor tempétueux. J'étais seul avec le ciel en furie et ses hôtes malmenés, des oiseaux de haut vol. Ces derniers étaient tantôt pareils à des diables hantant les nues, tantôt comme des crucifix planant au-dessus du monde : certains croassaient, d'autres chantaient. C'était à la fois lugubre et gracieux, inquiétant et joyeux, étourdissant et mélodieux. Les profondeurs célestes prenaient subitement des allures épiques, et les ailes qui sillonnaient l'azur venté avaient l'envergure des grandes, solennelles circonstances. Le ciel sous la tempête m'apparaissait à la fois proche et mystérieux, intime et lointain.
Et moi je marchais la tête dans le vent, la semelle leste, l'âme légère, le coeur battant. Et je voyais des événements à venir dans le chaos des airs, des présages dans les ballets aériens, des révélations dans les ailes déployées des voltigeurs qui luttaient comme par jeu contre le bras d'Éole...
261 - Amoureux et mystique
Triste mie,
Vous êtes la flamme de mon ciel, la paille de ma couche, la pierre de ma tombe. Je crois en la survie définitive de l'âme après la mort du corps, au triomphe universel de l'amour... Dans votre regard laissé au Vieux-Mans, j'ai lu comme dans une Bible.
Vous aviez les yeux de l'espoir, de la tristesse, du mystère. Par-delà votre visage, vos cheveux, vos mains, je voyais un autre monde. La cathédrale devenait transparente, et des horizons sans fin s'ouvraient devant moi. Conscient que le monde n'était qu'une simple formalité matérielle cachant l'infini, je me laissais emporter par une joie spirituelle. J'éprouvais le vertige des âmes initiées et instruites. Je me posais des questions sans réponses, et mes questions formaient en elles-mêmes les réponses. J'interrogeais le Ciel, vos yeux me répondaient. Je questionnais votre regard, scrutais votre front, cherchais en vous les profondeurs cachées du monde... Les cloches de la cathédrale me répondaient.

Vos yeux me faisaient face, grands ouverts, mais c'est votre âme que vous me montriez. Votre visage plein d'ombres et de lumières, de rocaille et de pureté avait les charmes abyssaux, obscurs et éclatants des cathédrales gothiques.
J'entrais dans votre âme comme on passe le seuil d'une église. Vous étiez devenue une statue. Une sorte de pietà. Pâle, frêle, éthérée. Vous étiez belle, autant que peut l'être une pierre taillée. Un caillou fait à l'image d'un ange. Avec vos allures minérales et stellaires, je voyais en vous une désincarnée.
Comme dans un rêve pénétrant et mystérieux, vous m'avez quitté sous la pluie froide tombant sur la vieille ville mélancolique. Je revois encore la cathédrale Saint-Julien dans la grisaille de cette fin de matinée. Je me hâtais de rentrer, grelottant sous l'onde, perdu dans mes pensées, le pas décidé, l'âme légère.
262 - L'amant des ailées
Je suis le refuge du beau sexe, le souffle des coeurs en attente, le feu des sens en éveil, l'asile des folles amantes, l'espoir des âmes languissantes.
J'apporte la flamme de l'amour. J'élis les Vénus, je célèbre les Aphrodite, j'aime les Ève. Je suis le chantre des femmes, de toutes les femmes, des charnelles, des éthérées, des timides, des égarées, des chastes, des glorieuses, enfin de toutes ces enfants stellaires dignes de mon éclat, de ces créatures éligibles au trône de la beauté.
Je suis l'étoile fidèle, l'épée loyale, la prière inextinguible. Je règne dans le coeur des héroïnes d'alcôve.
Je suis l'Amant des hétaïres, le magicien des balcons, l'amateur des jolies causes, le conquérant des hymens, le collectionneur de lauriers impies, l'onirique séducteur agenouillé au chevet des rêveuses.
263 - Laide et appréciée
Depuis le temps que je vous promène de salon en salon, je peux vous avouer que votre face de chèvre m'agrée singulièrement. En vérité vous êtes le plus beau laideron de toute la contrée. Et si vous humiliez les garçons que vous approchez, lesquels vous fuient invariablement, vous n'êtes pas pour me faire plus honneur, soyez-en persuadée. C'est que je suis comme les autres : je vous trouve laide moi aussi.
Mais votre laideur a ceci de nécessaire à ma gloire : elle fait converger tous les regards vers moi. Je m'affiche tel jour en public en votre piètre compagnie et aussitôt je me mets à dos les rieurs pour les mieux contredire le lendemain. C'est que je remporte tous les suffrages lorsque je vous remplace par une plus flatteuse conquête ! Et les rieurs de la veille d'applaudir le joli tour de passe-passe... Un jour je sors avec la poupée de chiffon, le lendemain avec la poupée de porcelaine. On me raille lorsque j'ai le torchon à mon bras, on se rallie chaudement à ma cause quand la serviette est pendue au cou.
En votre compagnie, que d'heureuses je fais ! Je brille et fais briller à bon compte, mettant en valeur des femmes qui sans votre voisinage se seraient senties bien médiocres. Votre présence accentue les contrastes. Tout votre art est là. Une vierge commune devient princesse à vos côtés. Elle se sent belle comparée à vos traits caprins, à votre silhouette bovine, à vos charmes de camélidé. Son hymen en devient plus accessible, considérant elle-même sa déchirure non plus comme une infamie mais ainsi qu'un authentique honneur.
Vous êtes un chef-d'oeuvre de laideur. Votre tête terne fait devenir soleil la simple provinciale. Votre disgrâce fait rayonner la commune lessiveuse. Votre naissance de misère donne aussitôt du prix à l'ordinaire courtisée. Bref, votre difformité fait plaisir à voir.
Sortez toujours plus de l'ombre. Continuez à me servir de faire-valoir, à être celle qui fait jaser. Soyez fière de m'accompagner.
Ne maudissez pas votre sort surtout : votre laideur est pour les autres un cadeau.
264 - Laide et luxurieuse
Conte cruel de la Saint-Valentin.
Je connus une authentique vieille fille. Laide, acariâtre, avaricieuse, hypocrite, pieuse comme une pierre ponce. Un vrai rabat-joie, un cafard portant chignon, un coeur et un hymen rigides. Bref, une femme comme une figue séchée. Et bien entendu, vicieuse à faire tressaillir le Diable, en bon laideron qu'elle était.
Je la déflorai. Autant par défi à ses moeurs que par amusement d'esthète. Durant l'acte la puritaine se comporta en putain. C'est ainsi qu'après le procès charnel, l'apôtre de la fausse vertu devint enfin femme. Mais seulement sur le plan clinique, car le silex qui lui tenait lieu de coeur était toujours aussi aiguisé.
Se désolant de la perte de sa chère virginité, elle se répandait en fiel, semant sa haine stupide sur le monde et les amants qui le peuplent, tout en maudissant la faiblesse de ses sens, allant même jusqu'à insulter sans remords ce Ciel qu'elle chérissait tant en temps ordinaire ! Cependant elle se délectait secrètement à l'évocation du sceptre profanateur qui avait si délicieusement exploré ses terres vierges... En se logeant dans son temple féminin, le mâle poignard avait définitivement atteint son âme de damnée.
L'écume du plaisir lui avait laissé un goût immodéré dans le coeur.
Elle était déjà laide, sèche, sotte et méchante. Au contact de la chair virile elle était devenue perverse, insatiable, avide de stupre.
En l'espace d'une heure, elle changea radicalement. Ses habituels chapelets ne meublaient plus son coeur aride. Il lui fallait à tout prix boire à la coupe du mâle. L'ivresse des sens était devenue sa seule quête : elle avait une éternité d'abstinences à rattraper.
C'est ainsi que la bigote devint la plus fameuse catin de toute la contrée, la pire traînée de la paroisse. Mais seulement en réputation et non dans les faits car nul amant ne voulait perdre haleine entre des bras aussi osseux, contre des flancs aussi atrophiés, en face de traits aussi ingrats. Si bien que je fus son seul et unique amant une heure durant.
Elle mourut inassouvie et fielleuse, seule et laide.
265 - Le grand Mystère
Entre la croix, le croissant et l'étoile sacrés, ajoutés au sceptre païen et à l'équerre laïque, depuis des millénaires les hommes ont tendance à s'égarer, à tergiverser sans fin, à s'étriper sauvagement pour certains. Ou à se leurrer fort civilement dans le meilleur des cas.
Je suis sûr d'une chose moi : c'est que nous sommes plongés de toute façon en plein mystère.
Je mets au défi quiconque, simples adhérents à une cause spirituelle, politique ou bien scientifique, représentants de quelque autorité que ce soit tels papes, grands savants, Dalaï Lama, athées de tous pays, Raël, Rabbins, Bernadette Soubirous, chefs musulmans, enfin je veux parler de tous les grands patrons des clubs religieux, politiques ou matérialistes de ce monde, je mets au défi quiconque disais-je, de tutoyer le Mystère.
Je le mets au défi de me prendre par la main, celui qui sera si convaincu de détenir le Vrai, et de m'amener au bord du Gouffre face à son cher Mahomet, à son authentique Christ, à son espéré Bouddha, à ses si attendus extraterrestres, ou simplement face au Néant pour les athées, et de me présenter à l'Inconnu.
Depuis le berceau jusqu'au linceul, aucun homme si intelligent, si éclairé, si instruit, si joliment paré qu'il soit, porteur de tiare ou de turban, lecteur assidu du Livre Rouge ou prix Nobel de science, n'a été plus avancé face à ce mystère. Les officiels et officieux détenteurs de vérités sacrées sont incapables de soulever le voile d'airain qui dissimule le grand Mystère. J'oppose à leur prétendue sagacité une question d'une simplicité, d'une candeur, d'une évidence et d'une fraîcheur si enfantines qu'on a tendance à l'oublier : quel est ce Mystère ?
C'est souvent avec les questions les plus simples que l'on cloue le bec au plus jacassier des oiseaux.
Et devant cette question nul n'ose prendre la parole. A moins d'être sot, vain, ignare et vaniteux comme le sont nécessairement les papes, rabbins, Dalaï Lama et autres pontifes des grandes religions. L'homme ayant trouvé une parade pour éviter de répondre à cette interrogation embarrassante, il se disperse avec confiance dans des grands et millénaires clubs de croyance ou d'incroyance. L'illusion est plus crédible lorsqu'elle est collective.
Cependant la question reste posée et ni les pyramides, ni les cathédrales, ni les ponts, ni les chaussées n'ont pu l'ébranler de son trône.
266 - Les minables
J'aime côtoyer les minables.
En considérant mes semblables plus petits que moi, je suis rassuré, convaincu de n'être pas comme eux. Je me sens grandi face à la fange. Je tire gloire de n'appartenir pas à la société des gens que je méprise. Vous savez, je veux parler de tous ceux qui ne sont pas comme moi... Différents par le bas.
J'aime me frotter à la gent roturière. Devant la racaille, je fais bonne figure pour lui plaire. Je lui souris aimablement. Face aux gens de peu, je joue l'affable aristocrate pas fier de sa particule, ignorant l'arrogance, les attitudes hautaines et plutôt préoccupé par le bien-être matériel des petits citoyens de leur condition. J'accepte sans rechigner leurs breuvages, je bois sans faire la grimace les coupes qu'ils me tendent, allant jusqu'à les féliciter d'avoir si bon goût dans le choix de leurs liqueurs, de leurs nappes en plastique, de leurs rideaux hideux... Je fais des heureux lorsque je passe le seuil des maisons des minables. Chez eux, on se rappelle longtemps de mes sourires mielleux, de mes bons mots pleins de prévenance.
Mais par derrière... Par derrière je raille sans retenue cette espèce honnie, crachant comme un dragon sur la populace, mettant en avant plus que de raison ma particule pour mieux fustiger cette engeance, brandissant mon mouchoir rouge comme un étendard, considérant ma fortune, ma plume et mon épée comme les remparts absolus contre cette gueusaille !
Mes amis, qu'il est doux de pouvoir à son aise médire par derrière sur les minables... Qu'il est bon d'être libre, "particulé", grand, brillant quand on a l'exemple quotidien près de chez soi de si peu de choses !
267 - Un froid mortel
- Te souviens-tu lorsque nous chevauchions dans la steppe, fiers, les cheveux au vent, l'âme légère ? Te souviens-tu de nos cris dans le glacial azur ? Entends-tu l’écho de nos rires de jadis ? Sauvages et doux, nos chants rauques résonnaient jusqu’au soir dans les plaines givrées. Nous dévalions de blancs espaces, emportés par nos chevaux... T’en souviens-tu ? J’entends encore hennir nos montures. Nous filions côte à côte à folle allure, rênes en mains, essoufflés, heureux. Dans un geste précis et périlleux, nos lèvres se rencontraient en plein galop : penchés l’un vers l’autre à la vitesse du vent, nous échangions un baiser dans le bruit des sabots. Statufiés en pleine course.
- A quoi sert de rappeler ces jours révolus ? Il nous faut oublier et avancer. Les regrets sont des herbes vaines, progressons plutôt.
- Ces jours ne furent-ils pas les seuls qui méritent que les siècles s’en souviennent ? Passagers de la toundra, maîtres des grands froids, seigneurs des neiges, nous sillonnions des terres vierges, insolites. Devant nous, toujours, l’écume. A l’infini. Rien n’entravait nos cavalcades. L’horizon seul bornait notre vue. L’immensité était notre couche. Nous avions la Lune pour oreiller, des champs d’étoiles en guise de toit. Nous respirions le vent, humions les nues, transpirions corps et âme, allions nous abreuver directement au ciel. Des flots d’azur nous coulaient dans les veines. Notre pain quotidien s’appelait chants, amour, liberté. Je me souviens du vent qui chantait entre les rochers et dans le lointain, plaintif. Le soir, le violon d’Eole se taisait. Alors on entendait la musique des étoiles. Un silence grandiose. Parfois la blonde Flâneuse veillait sur les étendues gelées. Tout se figeait sous son éclat follet : la nuit devenait mystère. Enroulés dans nos fourrures, t’en souviens-tu ?, un feu couvait près de nous, tel un ami vigilant. Nous refermions sur notre sommeil la tente de peaux. Autour de nous, un froid mortel. Epuisés, nous sombrions dans un sommeil profond, enlacés jusqu’au petit jour. Nos galopades se poursuivaient dans nos songes, fabuleuses. N’aimes-tu pas te remémorer ces souvenirs heureux ?
- L'aventure est finie. Nous ne chevaucherons plus à travers la steppe que tu aimais tant, plus jamais. Et tu le sais. Oublie ces années heureuses et regarde plutôt devant toi. Une autre aventure nous attend. Rappelle-toi, un matin nous ne nous étions pas réveillés. Le froid nous avait ensevelis sous son manteau fatal. Car tu sais bien que depuis des siècles nous sommes morts.
268 - La plume d'un paon
Un jour une aimable demoiselle, jolie créature à la vérité mais mal avisée à mon sujet, me conseilla de protéger mes textes en les faisant "copyrighter". Ma réponse fut prompte :
Mademoiselle,

Me prendriez-vous donc pour un de ces piètres amateurs dénués de talent mais pleins d'égards à l'endroit de leurs chères médiocrités ? Sachez que je place ma fierté ailleurs que dans le fait de "copyrighter" ma plume. Que l'on plagie, pille, et même massacre mes textes sans aucun scrupule ! J'en serais sincèrement touché, fier, honoré. Apprenez que si je ne "copyrighte" pas mes textes, c'est précisément parce que ma plume est libre, souveraine, hors copyright. Et c'est parce qu'elle a les ailes de l'authentique talent qu'elle s'élève si haut. Le copyright n'est pas digne de ma plume. Je laisse cette inutile coquetterie aux mauvais littérateurs si fiers de leurs déjections.
Je vous donne donc toute licence pour exploiter mes textes, et même pour les tordre dans tous les sens si cela vous tente. Je suis décidément dépourvu de cette vanité qu'ont les piètres auteurs. Mes caprices sont ceux d'un coq. Je souhaite chanter pour tous les hôtes de la basse-cour.
Même pour les ânes.
269 - Deux amoureux
Elle lui sourit. Il lui répondit par un regard étonné. A son tour il lui sourit avec une contenance de circonstance : le port altier, la tête légèrement de côté, le regard sûr. Geste maladroit mais sincère. C'était la première fois qu'ils se rencontraient. Le hasard venait de les réunir dans un jardin public, par un après-midi de printemps.

Réservés, ils se tenaient l'un à côté de l'autre à distance formelle : c'étaient des honnêtes gens.
Une brise souleva mollement les longs cheveux de la femme. Une mèche vint s'enfouir dans le creux de ses seins à demi dévoilés. Du coin de l'oeil, l'homme esquissa un léger signe d'intérêt. La gorge était profonde, le décolleté osé. Se sentant désirée, la belle appuya son sourire. Le vent chassa la mèche indiscrète qui alla s'enrouler dans le vide. Et tantôt ses longs cheveux flottaient devant son visage, tantôt son front se dégageait avec grâce au gré de la brise... La scène était impromptue, charmante. Leurs regards se croisaient, se décroisaient, se cherchaient, se trouvaient. Le jeu se prolongea assez longtemps. Ils n'avaient pas prononcé le moindre mot. C'était adorable et puéril, tendre et émouvant.
Ces deux-là se plaisaient, c'était évident.
Les tourtereaux s'étaient rapprochés l'un de l'autre. Alors l'homme prit la main de son élue. Tacitement elle passa son bras sous le bras du galant. Il n'y avait pas d'hésitation dans leur étreinte, les deux amants s'étaient reconnus comme des semblables.

Enfin ils s'en furent, tendrement enlacés parmi les roseraies, confusément émus, l'allure lente mais sûre, à petits pas vers un avenir plein de promesses... Deux silhouettes attendrissantes dans le parc qu'accompagnait le chant des oiseaux.
La femme déplaçait avec difficulté ses cent-quarante kilos. Lui, claudiquait nerveusement avec sa bosse sur le dos.
270 - Mauvais cygne
C'est lors d'une halte dans un parc de province que je le vis. Glissant sur l'onde telle une naïade, il s'approcha de moi, somptueux. Son long cou à la courbe gracieuse prenait cette forme interrogative caractéristique des créatures de son espèce. C'était un cygne superbe. Je fus ému par l'oiseau. Il s'ébattait devant moi avec des manières de Demoiselle, empreint de majesté, comme pénétré de son importance. Ses lignes élégantes évoquaient un fer forgé.
Je me sentais hors du temps, avec une impression confuse de me trouver dans un décor de photo jaunie par les ans.
Le cygne prit un nouvel aspect, irréel... Il avait une croupe chevaline, une silhouette féline, des rondeurs femelles, la chevelure comme une gerbe cosmique. On eût cru voir une nymphe... C'était une femme, tout simplement. Mais non, c'était un cygne. Un cygne blanc qui errait sur l'eau. Le reste, c'était mon imagination, mon émoi.
C'était bien un cygne, mais je ne voyais que femme : un corps sculptural au lieu d'un cou linéal, une gorge nue à la place d'ailes en virgule, des flancs charnels plutôt qu'un plumage nivéen.
Je me laissai volontiers berner par l'illusion, trop charmé par le mirage pour désirer le voir s'évanouir. L'ivresse me gagna peu à peu. Bientôt l'ondine quitta les flots et s'avança vers moi, sans doute pour engager quelque fabuleuse étreinte, pensai-je. Elle s'approcha, s'approcha, le bras levé, l'allure fauve...
Pour m'administrer une gifle magistrale !
Ce qui me fit sortir aussitôt de ma rêverie. Le cygne venait de s'envoler : il était borgne et son aile blanche avait frappé mon visage.
271 - Joie d'être ivre
Je porte à mes lèvres la coupe profane qui me délivrera de la pesanteur des jours quotidiens. La bière est fraîche, mon coeur est léger. Dans ma gorge flue sans modération le breuvage doré. Que coule à flot la pisse des dieux !
L'éther qui me monte à la tête est comme un guide qui me montre un chemin tortueux, trouble, plein d'éclat, où je vais me perdre avec délices.
J'entre dans les hauteurs enchanteresses des âmes abreuvées d'absinthe. Je perds le sens de l'équilibre : un vertige joyeux me sert de béquille. Encore un verre, et je serai l'égal de mes juges, l'égal du peuple de l'Olympe, l'égal des princes de la Terre.
Encore un verre, et je serai par terre, à deux doigts de la tombe, plus près de la Lune, à peu près à l'endroit, droit comme un cygne. J'ai vidé mes verres, je suis plein comme un tonneau. Je n'ai plus d'heure, plus de soucis, plus rien à dire, à part chanter aux étoiles.
Alors je chante, chante, chante aux étoiles...
272 - Nestor le mal-aimé
Le petit Nestor, fils d'un riche industriel et d'une descendante d'illustre famille de France est un enfant dénué de sensibilité, cruel, profondément sot et parfaitement associable.
Inapte à l'effort, il n'apprend rien, si bien qu'à l'âge de douze ans il est pratiquement analphabète. De nature sadique le petit Nestor passe son temps à transpercer des limaces avec des aiguilles de pin ou à engluer les oisillons qu'il attrape au nid, ce qui fait le désespoir de ses géniteurs, trop conscients qu'ils sont d'avoir accouché d'un monstre.
Nestor est un enfant imbécile, gourmand, vicieux, voleur, menteur, vain et sans coeur. Il n'aime pas sa maman, il n'aime pas son papa, encore moins les limaces et les oisillons. Il n'aime que lui. Il n'a aucune aptitude aux expressions artistiques. Il ne s'intéresse à rien, sinon à l'oisiveté et à la pratique assidue de la cruauté envers les animaux. Il n'a pas d'amis et se montre méchant avec les plus petits que lui. Il n'est donc pas question de lui confier un chien ou un chat. Nestor est un enfant incorrigible d'une rare bêtise, animé d'une authentique méchanceté envers autrui. Humains ou animaux, tous les êtres vivants sont ses ennemis.
Bref, Nestor est tout le contraire d'un enfant surdoué, sensible et aimant. Voilà enfin un solide affront aux idées reçues !
273 - Un songe déroutant
Je n'ai plus rien à attendre de cette existence. J'ai vécu. Je dois partir maintenant. Je suis lasse. Plus rien ne me retient en cette vie. Que pourrais-je espérer en ce monde où déjà je n'existe plus, trop vieille, trop laide, trop fatiguée ? Il n'y a rien non plus à espérer de l'autre côté : personne ne m'y attend. Ce serait trop beau. Là où je vais aller il n'y a rien d'autre que de la pourriture et du noir. Il n'y a même pas de place pour le désespoir. On ne désespère pas quand on est mort. On se tait, on s'enfouit, on est muet, on n'y pense même pas... En un mot, on est mort !
Le temps semble venu. Mes forces m'abandonnent. Je tombe. Je vois tout noir. Je pars déjà... Je quitte cette vie. Mais non je ne rêve pas : je suis en train de mourir. Je vais au néant...
Ca y est, je suis morte.
Morte ? Mais où suis-je donc ? Ce visage radieux reflété dans l'onde n'est pas celui de la vieille hideuse que j'ai été. Et puis cette onde limpide où je me mire, cette lumière qui m'entoure, ce paysage magnifique... Serait-ce ça la mort ? Mais non, je ne rêve pas pourtant.
Je comprends maintenant. L'histoire de ma mort, ça n'est qu'un songe. Je dors et je rêve que je suis en train de mourir.
A moins que...
Pauvre vieille que je suis ! Je suis réellement morte. Ce reflet flatteur que je vois dans l'eau, c'est mon nouveau visage. Cette lumière dans laquelle je baigne n'est pas un mirage onirique. Ce paysage n'est pas une chimère issue de mon sommeil. A présent je sais que je ne suis plus dans un rêve. Je suis vraiment morte. Seul le début de cette histoire fut un rêve, mon dernier rêve. Celui qui m'a conduite jusqu'ici.
Je suis partie en dormant : Morphée m'a prise dans ses bras pour me déposer en douceur sur les rives de la Mort.
274 - Les leçons de frère Vertu
Frère Vertu était un moine de grande renommée, alors même qu'il avait fait voeu d'humilité. Depuis qu'il était entré au monastère, la population locale des alentours avait sensiblement augmenté. Le registre des naissances des paroisses voisines de l'abbaye sont là pour le confirmer. Il faut dire que frère Vertu était monté comme un bourriquot. Presque toutes les vierges et les épouses frustrées de la contrée venaient lui rendre visite. En vérité et comme on peut s'en douter, ces dévotes femelles venaient surtout se faire dignement culbuter la matrice par le bon moine. Ces visites répétées au monastère étaient une source de grande fierté pour le Père Abbé qui voyait là un signe de piété populaire bien rassurant.
Frère Vertu buvait comme un paillard, ce qui n'était pas pour déplaire à certaines gueuses qu'il fourrait infatigablement. Les rares Marquises qui le côtoyaient appréciaient quant à elles son goût pour les choses de la culture et de l'esprit : frère Vertu était le seul moine à des lieues à la ronde qui pouvait tout à la fois combler de femelles cavités et clamer des vers de Racine appris par coeur puis réciter sur un ton monotone des versets du Coran. Précisons bien : cela toujours en besognant copieusement et sans relâche ses illustres auditrices. Les Marquises ont de ces exigences...
Certaines débauchées aimaient désigner frère Vertu par de doux sobriquets : Foutracouille-le-Tondu, Tricaille-Gueuses ou encore Queue-d'âne-la-Bure.
Un jour un de ces charmants surnoms parvint fortuitement jusqu'à l'oreille du Père Abbé.
- Frère Vertu, je me suis laissé dire que Madame la Marquise de la Haute-Brissonnière vous appelait mon "Grand-Pieux-Enfileur-de-Cul". Que signifie cette diablerie mon fils ?
- Mon Père, cela signifie tout simplement que Madame la Marquise de la Haute-Brissonnière s'est recommandée à moi sous le sceau de la confession. J'ai apaisé la fièvre impie de son âme, calmé les battements impurs de son coeur, assouvi les élans dénaturés de sa chair, mis un terme au feu de ses flancs corrompus. Vous avez dû mal entendre mon Père. Heureuse d'être régulièrement délivrée de ses démons par la grâce de mes incessantes interventions, cette sainte femme aime m'appeler affectueusement son "grand et pieux fils au coeur de vertu". Et non comme vous l'avez cru son "Grand-Pieux-Enfileur-de-Cul".

- En d'autres termes mon fils, vous lui avez fait goûter aux vertus monastiques de votre indéfectible piété ?
- C'est cela mon Père.
- Bien ! En ce cas mon fils vous allez me raffermir les âmes quelque peu amollies d'une congrégation de bonnes soeurs en visite dans notre monastère. Mère Marie-Thérèse de la Conception et ses filles auraient bien besoin que vous leur donniez à toutes une bonne leçon de ferveur. Expérimenté comme vous l'êtes, je suis persuadé que vous pourrez faire un petit miracle. Allez mon fils, allez sans tarder défendre auprès des soeurs votre réputation de "grand et pieux fils au coeur de vertu !"
C'est ainsi qu'en autres exploits d'alcôves, le moine au phallus d'airain réalisa l'ultime prouesse de s'enfiler, à la barbe du Père Abbé, toute une congrégation de jeunes et jolies bonnes soeurs en pleine furie utérine.
275 - L'abbé Pérrin
Il était une fois un curé de campagne bossu et pervers qui engrossait régulièrement ses ouailles. L'abbé Perrin était un "homme de nature", comme on dit. Son caractère était bien trempé, bien que son corps fût contrefait. Il aimait la bonne chère, les femmes, à peu près toutes les femmes, le vin, du plus aigre au plus fin, les jeux de hasard, du plus minable au plus dispendieux, et même disait la rumeur, les hommes bien montés. Bref, l'abbé Pérrin était un vrai débauché, un digne disciple de Casanova et de Sade réunis.
Souvent il revenait de ses excursions douteuses tard le soir, parfaitement ivre. Sa jeune bonne en payait généralement les frais, elle qui était belle et vertueuse comme une Vierge Sainte. Il la troussait sur-le-champ pour la saillir sur le pas de la porte du presbytère sans autre forme de procès. Il était fréquent que des passants vissent les ébats éhontés du prêtre qui ne se cachait d'ailleurs nullement. Il semblait même être particulièrement fier de ses publiques et acrobatiques prouesses... L'abbé Perrin était un authentique paillard, on devait au moins lui reconnaître cette qualité.
Le bossu impie rendait toujours visite à ses plus jolies protégées après la grand-messe du dimanche. Sans doute les vertus toniques du vin de messe que l'abbé absorbait avec une piété toute chrétienne... C'est que le curé pratiquait avec un rare scrupule la charité sur sa propre personne. Il avait au moins le sens de lui-même, à défaut d'avoir le sens de l'autre. Les plus laides de ses ouailles quant à elles se faisaient culbuter directement à confesse. L'abbé était esthète : il se réservait les plus jolis morceaux pour les fêtes. Pâques, Noël, noces, enterrements... Aux funérailles il consolait les belles éplorées. Aux mariages il exerçait son droit de cuissage sur les épousées, les déflorant au passage s'il avait omis de le faire au temps de leur communion, soit pour raison de décence à cause de leur puérilité, soit pour raison de goût, préférant les charnelles aux fluettes. Le bossu avait une solide morale. Aux jours de grandes fêtes, il besognait volontiers les Marquises, les Comtesses et quelques châtelaines. C'est qu'il avait du goût l'abbé.
A sa mort on sonna le glas dans toute la contrée : il avait tant essaimé, tant forcé de passages secrets que nulle pécheresse ne pouvait ne pas revendiquer avoir reçu au moins une fois l'hommage de son grand et fécond bâton de pèlerin, pour certaines dans le temple interdit, pour d'autres dans le vase naturel selon qu'elles furent belles ou laides.
On peut dire qu'il avait vraiment la bosse dure, l'abbé Pérrin.
276 - Le vice et la laideur
Marguerite était une jeune femme prétendument sage, aimable, sérieuse. Et fort laide. Marguerite se croyait belle parce qu'elle se vêtait de soie cousue d'or. Laide mais luxueusement accoutrée, elle s'admirait sincèrement dans le miroir, s'imaginant un avenir radieux.
Marguerite était riche. Elle avait accumulé tant d'artifices qu'elle en avait fini par oublier, peut-être pire encore, par ignorer en toute bonne foi son authentique et définitive laideur. Ce qui lui permettait d'exercer sans pudeur ses charmes hideux sur la gent ecclésiastique. Marguerite avait en effet un fâcheux penchant pour la soutane. Non contente d'être laide, Marguerite se permettait le luxe d'être une femme dénaturée.
A force de vils harcèlements, de chantages et menaces divers, allant même jusqu'à soudoyer l'évêque en personne (ce que lui permettait sans grande difficulté sa fortune mal acquise) elle parvint à se faire déchirer l'hymen par Monsieur l'abbé de la Coutencière, prêtre éminent et respectable d'une paroisse intégriste de la petite province...
Le scandale fut énorme, si bien que Marguerite dut s'exiler loin de son évêché natal. Son vice semble n'avoir pas de limite puisque, installée dans une autre petite ville de province, elle travaille bénévolement dans un hospice qui accueille de vieux prêtres grabataires.
277 - Le Père Gauthier
L'abbé Gauthier aimait les hommes. Authentique homosexuel refoulé, sa véritable religion était l'hypocrisie. Les jeunes garçons efféminés étaient sa bête noire, les femmes son alibi. Il faisait croire à tout le monde que ces dernières étaient sa passion. Il arborait avec ostentation des signes de virilité en féminines compagnies, s'affichait sans complexe avec des putains, prenait soin à ce qu'on le vît s'enfermer dans le presbytère avec des communiantes pubères...
Le Père Gauthier n'omettait pas de forcer avec fracas et cris l'hymen de quelques-unes de ses ouailles dans le but de répandre la fausse rumeur de son hétérosexualité, jetant son dévolu de préférence sur les plus bavardes de ses fidèles (qui n'étaient pas nécessairement les plus jolies) afin de s'assurer du succès de son entreprise mensongère.
Il lui fallait à tout prix dissimuler ses passions de sodomite, fût-ce au prix de scandales plus ordinaires. Le vice du Père Gauthier consistant au commerce éhonté avec de jeunes fils de famille dénaturés, il devait sans cesse faire du zèle pour tromper son entourage, détourner son attention. Il faisait si bien diversion avec les femmes que nul n'aurait songé à le soupçonner de "coupables liaisons", si l'on peut dire.
C'est ainsi que le Père Gauthier se fit une solide réputation de trousse-jupons, lui qui abhorrait la chair femelle. Il mourut en laissant derrière lui cette fausse légende de Casanova des clochers qui effrayait tant les bonnes âmes, alors qu'il n'avait été toute sa vie qu'un incorrigible pédéraste.
278 - Une histoire
Elle me parut belle.
Pâle, frêle, mourante, on eût dit que sa détresse était son unique parure. Son éclat funèbre faisait peur à voir. Les gens sur elle se retournaient. Ou détournaient décemment le regard. A la fois attirante et repoussante, elle faisait pitié dans sa morbidité figée. Son charme consistait dans sa fragilité, sa laideur. Car à la vérité elle était laide, bien que je la trouvasse belle.
Dans son sillage, elle laissait un malaise palpable. Comme un parfum de mort, un goût âcre, une vision atroce, une idée de cercueil. Elle sentait le moisi et le formol, une odeur entêtante d'hôpital et de morgue. On la devinait condamnée.

Je lui adressai la parole sur un ton que je voulus neutre, en termes banals.
- Puis-je vous être de quelque aide, Mademoiselle ?
Je constatai qu'elle ne pouvait correctement articuler les mots, la paralysie enchaînant son corps jusqu'au champ de la parole. Une espèce de grognement grotesque et épouvantable sortit de ses lèvres tordues. De cette bouillie de sons, je captai quelques mots cependant, reconstituant la phrase dans sa cohérence sonore : elle me remerciait poliment, m'assurant qu'elle se débrouillait très bien toute seule malgré la terrible infirmité qui la clouait dans son fauteuil roulant. A travers sa grimace hideuse, je discernais un sourire qui désespérément voulait ressembler à quelque chose d'aimable.
La jeune handicapée tentait de faire oublier sa piteuse apparence et je sentais qu'elle était en train de faire un effort surhumain pour me plaire, du moins pour ne pas me déplaire... Cette sincérité, cette indigence, cette allure simiesque étaient poignantes et j'en fus bouleversé. Je reçus ses mots brisés comme une révélation : je venais de toucher le fond de sa misère.
Ses cheveux fins se déliaient avec une grâce infinie sur son front osseux. Ses mains crispées agitaient l'air avec des mouvements saccadés, des sons gutturaux sortaient de sa gorge. Mais à travers ses traits convulsés, sa gestuelle de pantin et sa constitution débile, je ne voyais que son regard. Dans ce corps accablé de souffrances et de disgrâces, son regard semblait être la seule source de beauté. Je n'oublierai jamais la profondeur, la douceur, la douleur de ce regard qui tentait de se hisser au-dessus de ce corps impotent.
Sans rien laisser paraître de mon émoi, je lui rendis les politesses d'usage et m'éloignai. Cette nuit-là je ne pus trouver le sommeil. J'étais épris de la jeune fille invalide, sans oser convenir qu'une telle déshéritée pût faire battre mon coeur sain... Le lendemain à la même heure je la revis descendre la rue. Je lui avouai presque honteusement ma flamme.
Cette idylle sans nom fut de brève durée. La jeune fille mourut quelques jours après, rongée par la maladie, terrassée par la paralysie.
J'ai conservé une mèche de ses cheveux blonds, comme une triste relique. Parfois je repense à la jeune handicapée dans son fauteuil roulant. Je revois son regard digne et noble, je revois ses cheveux clairs flottant sur son visage déchu, je revois ses lèvres déformées tentant de prononcer mon nom. Et j'entends ses grognements mêlés de pleurs étouffés, tentant maladroitement, vainement d'émettre des sons qui ressemblent à mon nom.
279 - Les yeux clairs
Lorsque j'étais enfant il y avait dans mon village un vieil homme qui passait à vélo. On l'appelait "Saint-Denis". J'ignore si c'était là son véritable nom ou un simple sobriquet. Il vivait dans une vague cabane dans le village d'à côté. Dans une espèce de lieu informel, mi-terrain vague, mi-sous-bois, non loin du centre de son village. Une situation à la limite de la légalité. Ce "Saint-Denis" doit être mort depuis longtemps, maintenant.
Je portais sur cet homme mon regard puéril, et voyais en lui une sorte d'aimable vagabond aux allures d'étoile filante, juché sur son antique vélo et qui passait dans la rue, laissant sur son sillage un parfum mystérieux et exotique. Mon imagination impubère s'emportait et je me laissais vite séduire par ce vieux fou. Je le croyais prince de quelque royaume fantastique, sorcier magnifique ou compagnon de lutins. Je l'interrogeais, émerveillé par ses histoires de loups dans la nuit, de hérissons, de hiboux, par ses anecdotes pittoresques, ses aventures avec son vélo sur les petites routes de campagne... Cet homme fut un des rêves ayant nourri mon imaginaire infantile.
Puis je grandis. Alors mon regard sur les choses de ce monde changea. Le merveilleux personnage que je m'étais figuré était devenu un pauvre type analphabète, inculte, sans conversation, aux allures douteuses et ne s'intéressant qu'aux bistrots. Ce "Saint-Denis" n'était pour moi plus qu'un vieux garçon minable et sans intérêt qui vivait dans une cabane sordide.
Le jour où je pris conscience de cela, ce jour-là je devins adulte.
Mais le jour où je pris conscience, bien plus tard, que mon regard avait à ce point changé, ce jour-là je décidai de redevenir enfant. Et je ne voulus plus jamais être adulte.
280 - Une ascension fulgurante
Entre ciel et mer, quelques mouettes aux ailes immobiles se laissent porter mollement dans le vent. Par rafales des vagues viennent mourir sur le sable de la plage, déserte. Le soleil couchant de mai donne une teinte crépusculaire aux nuages qui stagnent à l'horizon. Ici, c'est un jour comme les autres. Cette côte du pays de France somnole. J'entends les mouettes crier et les flots rouler, tandis que l'astre rouge descend lentement dans le ciel avec de grands soupirs. On dirait que l'océan s'ennuie, que la faune fatiguée flâne aux hasards de l'onde et de l'air, dans les lueurs expirantes de ce soir de printemps.
Je suis seul, le regard perdu vers les étendues brumeuses. Je sens le vent frais du large sur mon front, et un frisson terrible secoue tout mon être. Une sensation inédite, profonde et ineffable transporte mon âme vers des immensités lointaines, inconnues... Intérieures. J'ai l'intuition qu'un grand destin m'attend ce soir. Déjà je crois gouverner l'océan : il me semble que chaque vague applaudit avant de se prosterner à mes pieds.
A présent je suis dans un train qui m'emmène vers Paris. Personne ne me connaît dans ce convoi qui file dans la nuit.
Il n'est pas encore minuit, je me faufile avec difficulté dans la foule compacte massée devant l'Hôtel Matignon. De toutes parts des cris fusent. De joie ou de dépit. Le climat est tendu. Les regards sont pénétrés. On chante, on se bouscule, on pleure aussi. Des noms sont scandés, de vives discussions s'engagent. On s'oppose violemment ou on se rallie dans les flammes de la passion. Dans la mêlée je reconnais quelques têtes célèbres.
J'entre dans le hall d'accueil de l'Hôtel Matignon où nul ne connaît mon visage. Le nouveau Président de la République vient d'être élu par le peuple. Il a déjà désigné un de ses proches comme principal membre de son gouvernement.
Dans quelques heures je serai Premier Ministre.
281 - Le chant des ânes
Voici la réponse faite à un auteur qui se complaisait à versifier sur le dos des bourgeois :

Que reprochez-vous donc à ces "rats" embourgeoisés que vous citez avec tant d'impudence ? Qu'avez-vous contre ces banales gens qui possèdent un confortable compte en banque et qui ne désirent plus, grâce aux bonnes habitudes prises au cours d'une existence toute pleine de graisseuse sédentarité et de sécurité matérielle, aller se confronter à la légèreté des choses ? Que trouvez-vous à redire à la platitude de ces vies casanières ?
Apprenez que la quête de sécurité, de confort, l'avidité pour l'or amassé, bref toutes ces choses que vous considérez comme des "mesquineries temporelles", valent bien que l'on y consacre quelques vers, au moins autant que vous en consacrez à ces bourgeois que vous traitez de "rats", car le vrai poète est celui qui chante là où nul ne l'attend...
Avec vos vers vous ne faites qu'enfoncer des portes ouvertes. Vous jouez là la musique monotone des lieux communs. A vouloir ainsi dénoncer l'ennui vous devenez à votre tour ennuyeux. D'autres sont passés avant vous par ces chemins balisés : les voies sont usées et les ornières vous guident.
Chantez-moi plutôt, pour être poète, ce qui ne se chante jamais : donnez le beau rôle au banquier, au lâche, à l'insignifiant quidam. Et raillez ces imbéciles de romantiques qui ont toujours les cheveux au vent.
Là, vous plairez aux muses.
282 - La pucelle et le bossu
Une pucelle perverse tentait vainement de séduire un bossu vertueux. Elle le harcelait de ses charmes, elle qui était jeune et belle. Lui se complaisait dans le jeûne, l'abstinence, la prière. Non content d'avoir une bosse sur le dos, le vieil homme contrefait grimaçait comme un singe du matin au soir. Il avait les yeux globuleux à souhait, la voix rocailleuse et les doigts osseux. Et pour couronner le tout, il chiquait comme un hérétique. Inutile de préciser que sa chique le faisait baver comme un boeuf. Une sorte de liquide jaunâtre et épicé suintait de ses lèvres pour se répandre et s'incruster le long de sa chemise crasseuse. La chique était d'ailleurs sa seule faiblesse. En dehors de ça, c'était un vrai moine.
Un jour la belle, lasse de se voir si longtemps tenue en échec par le vieil ascète entreprit de déployer les grands moyens. Elle vint frapper à la porte du bossu en tenue légère. D'habitude elle lui faisait des propositions indécentes en chapeau de paille ou en crinoline. Là, elle n'était vêtue que de voiles transparentes et de dentelles cousues d'or fin. Autant dire qu'elle ne dissimulait rien de ses appas. Mais le vieux, au lieu de sa chair femelle ne voyait que la richesse de ses atours. La pucelle portait la toilette d'une fille de la ville, et c'est cela surtout qui éblouissait le bossu.
Dédaignant la cuisse et le tétin, il écarquillait les yeux devant l'étalage de ces apparats textiles. Il regardait les voiles de la pucelle comme un fripier jauge la qualité d'un tissu. Tant et si bien qu'il lui proposa de les lui acheter. Précisons pour comprendre la finesse de cette histoire que le bossu était un ancien tailleur, et que par conséquent il s'y connaissait en matière de broderie. Et aussi en affaires.

C'est ainsi que la pucelle sortit de chez le bossu toute nue, les mains pleines d'écus. La rumeur fit du bossu un Casanova et de la pucelle une voleuse.
En vérité le bossu vertueux avait tout simplement fait une bonne affaire en revendant à prix d'or les voiles et les dentelles au Diable (qui comme on le sait collectionne les souliers et les rubans des vierges débauchées), tandis que la pucelle perverse avait accepté de prendre froid contre une poignée de finances.
La réalité est aussi simple que cela.
283 - Un beau spécimen
Mademoiselle,

Vous avez les grâces douteuses des létales amantes. Votre visage est celui d’une vipère, avec des mèches de feu, du poison dans l’oeil et des lèvres de roc. Votre éclat cruel et macabre enchante mon cœur malade. Je suis l’esthète des causes désespérées, vous êtes mon égérie.
J’aime votre regard de sorcière, vos mains de fillette, votre air de menteuse. J’aime vos prunelles de silex, votre vertu de catin, votre voix de flûte. Vous êtes la plus précieuse ivraie de mon harem.
Votre corps de diablesse m’effraie, votre visage de désincarnée me plaît. Votre charme verdâtre fait honneur aux fantômes des cimetières, rend jalouse la Lune, assoiffe les dieux sanguinaires.
Vous êtes belle à regarder, comme un noir scorpion sur le sable. Votre face osseuse, votre allure éthérée, votre joue pâle me font songer à une inhumée. La dentelle vous pare comme un linceul, les soupirs sont vos sourires, et vos sourires ressemblent à un tombeau.
Je vous aime en véritable collectionneur : avec du formol dans le coeur, un précis de grammaire à la main, de la poussière dans le sang. Permettez que, tout de blanc ganté, un lorgnon à l’oeil, je vous contemple derrière une vitre, tel un insecte vénéneux que crève une épingle.
284 - La matière et la réflexion
Lettre envoyée à un directeur de grand magasin de ma région.
Monsieur,

Bravo ! Nous y sommes enfin parvenus, et grâce à des gens comme vous. Vive la civilisation des réjouissances de masse ! Avec votre aide, ne sommes-nous pas déjà arrivés au même niveau de dégénérescence que la Rome décadente ? Du pain et des jeux. Avec votre magasin, c'est la consommation et la déculturation à grande échelle.
Noël est devenu une fête païenne sous l'étendard de « Saint-Hypermarché ». A parcourir les récents catalogues édités sous votre enseigne, Noël est la fête des grands magasins, la fête des jouets, la fête du commerce. Hermès n'a jamais été autant adoré qu'en cette époque contemporaine où règne la loi du marché, et le culte que vous rendez à ce diable de Mercure vaut à lui seul toutes les ferveurs mises ordinairement au service des causes les plus sacrées.
Votre magasin à la bannière criarde et aux séductions douteuses est le grand prêtre qui dispense à ses ouailles, à son peuple de veaux, à son bétail bien docile et savamment conditionné richesses matérielles, satisfactions profanes immédiates et autres bienfaits temporels falsifiés, mensongers et outranciers, moyennant fidélité et deniers du culte de la part de ces bovins d'élus.
Permettez-moi de vous signifier que j'ai l'honneur de ne pas appartenir à votre troupeau. Pour moi Noël est une fête sacrée : la fête martiale, véhémente et offensive de la lutte contre les pollueurs de l'esprit que vous représentez. Ma lutte est simple, indolore, modeste mais efficace, au moins à mon humble niveau : je vous combats en ignorant tout bonnement votre enseigne et en vous faisant part de mes présents griefs. J'ai bien conscience que cela vous touchera infiniment peu, mais je tenais seulement à vous dire mon sentiment. Si infime qu'elle soit, ma satisfaction est là néanmoins. Et ma lutte, si dérisoire qu'elle soit, est cependant réelle, concrète, tangible.
Puissé-je être l'atome initial qui amorcera des réactions en chaîne.
Je vous remercie pour votre attention et vous prie de croire, Monsieur, à ma parfaite considération.
285 - La morale amoureuse
J'aimais les rires stridents de la méchante fille, et fuyais les sourires onctueux de l'aimable couturière. Il faut dire que la pimbêche était belle comme une catin, alors que la chiffonnière était d'une repoussante banalité. La première était une vraie pie jacassière, la seconde une carpe parfaitement dévote. La chipie avait un coeur venimeux qui était loin de me déplaire, alors que l'ouvrière était d'une honnêteté dégoûtante : un vrai tue l'amour.
Je n'avais de cesse d'admirer la blonde vipère qui s'ébattait joyeusement sous le soleil. Et je maudissais tout haut la terne fileuse chaque fois que je la voyais sortir de son antre. La méchante fille s'amusait parfois à lui cracher au visage. Ce spectacle me réjouissait : c'était la beauté piétinant la laideur. Le triomphe de la joie sur la tristesse.
Le plus comique de l'histoire, c'est que la gueuse avait des vues sur moi. Je lui fis comprendre non sans cruauté que c'était son ennemie, la blonde mijaurée, que je préférais. Je lui expliquai que ses rires aigus, ses éclats de voix fielleux, son front haineux, ses dentelles recherchées, sa toilette osée, sa gorge aérée, sa cuisse dévoilée étaient choses adorables à mes yeux et que je ne voyais rien d'aussi aimable chez celle qui pensait me séduire avec ses chapelets et ses doigts desséchés de laborieuse... Je lui démontrai la vanité de la moralité, de la modestie, de la décence, lui prouvai la supériorité des rires perçants des blondes impertinentes sur les sombres sourires des vierges de son espèce.
Je lui expliquai tout cela en présence de la scélérate beauté qui n'en perdit pas une miette. Pour finir je lui crachai au visage au moment où je sentis poindre ses premières larmes. Je n'eus même pas à inviter la jolie hyène à m'imiter : elle me devança et ses crachats recouvrirent les miens sur le visage en pleur de l'offensée. C'était odieux et délectable, ignoble et exquis, infâme et plaisant.
Amants et esthètes, mes frères, récompensons sans compter le vice et la beauté, châtions sévèrement la laideur et la vertu.
286 - Un monde d'abrutis
L'Amérique hollywoodienne est la plus fameuse productrice d'inepties filmiques calibrées à l'image près pour plaire au maximum d'abrutis moyens que compte la planète. Des films à énormes budgets et à minuscule envergure (exemple type : "Le Titanic") sortent des studios de Hollywood pour "arroser" les salles de cinéma du monde entier, et ce afin de mieux aliéner les esprits aux normes de la pensée américaine.

Ces films sont des produits de consommation rapide dont les ressorts essentiels sont basés sur la vulgarité, la violence, la laideur : le parfait reflet de l'Amérique moyenne contemporaine.
Vulgarité, violence, laideur : voilà exactement ce qui plaît à la racaille. Les fabricants de films jetables l'ont bien compris. Bruce Willis, ce héros de celluloïd au charme épais et vulgaire rapporte des millions de dollars à son pays (le plus sous-développé sur le plan culturel). Rapporter de l'argent à brève échéance est le but premier et avoué de ces films américains. Accoutumer, puis gaver les foules avec les glucides mentaux que constituent ces productions est également important, sans être avoué. Pour mieux les assujettir à longue échéance.
Ces marchands de coca-cola psychique inoculent aux foules le goût du film américain afin de les ramener régulièrement devant les écrans de cinéma et ainsi mieux asseoir l'hégémonie culturelle et économique de leur pays, les modèles de la vie américaine étant habilement inculqués à travers les images. Les stars standard fabriquées à Hollywood sont les ultimes maillons de l'usine à abrutir les masses, les derniers rouages de l'énorme machine à décérébrer les peuples, les plus flatteurs et indolores colporteurs de la religion hollywoodienne.
Dans cette société de veaux avides de granulés cinématographiques, les apôtres de la vulgarité sont récompensés, tandis que les adeptes de la Beauté sont méprisés. Dans ce monde peuplé de ruminants capables de payer au prix fort des billets de cinéma pour brouter placidement des productions filmiques américaines à caractère commercial, la place des artistes n'est plus que sous les ors des beaux esprits dont je me réclame.
A l'heure où la rue est envahie par les archétypes américains, à présent qu'elle est devenue le déversoir des déjections pestilentielles pondues par les studios de Hollywood, les salons sont devenus les derniers asiles des gens distingués.
L'on s'y entretient encore de madeleines et d'art roman, de chastes amours et de songes olympiens. Le salon est le toit du poète, le gîte de l'inspiré, le refuge de l'esprit.
287 - La vieille crogne
Je suis une crogne, une sale vieille crogne de putain de charogne de saloperie d'ordure. Plus crogne que moi, y a pas. J'ai quatre-vingt-huit ans, presque toutes mes dents et une canne plus dure que la tête du Diable. J'ai vécu : deux maris, trois chiens, un glaïeul. Tous crevés.
J'enfonce des crucifix rougis au feu dans les trous de serrures des maisons des pauvres gens. Avec ma canne je cogne les riches, je cogne les chats, je cogne les agents de la maréchaussée. Pis j'ouvre le courrier de mes voisins pour cracher dedans. Je suis une vieille crogne : je vote communiss' et je brûle l'argent des ouvriers. Seulement les billets, parce que les pièces résistent au feu.
Je suis une vieille crogne et je vous envoie à tous ma canne au travers de la gorge ! J'ai besoin de personne, vous pouvez tous allez crever là où que vous êtes ! Je vous enterrerai bien avant que le Déluge me tombe sur la tête... J'en ai enterré de plus solides que vous. J'ouvre à personne dans ma maison, pas même au Bon Dieu. Sous mon toit je suis chez moi et y a pas intérêt à ce qu'on vienne me chercher des noisettes ! Je suis pas crogne pour rien. Je vous materai tous autant que vous êtes, bande de petits ricouillards !
Je peux vous dire que vous allez entendre parler de moi. Ma canne elle en a râpé des chemins. Ca fait des lunes que je la traîne. Même elle je peux pas la voir, la Lune. Alors c'est pour dire que si jamais je vous vois... Ben y a pas intérêt à ce que je vous voie.
Une vieille crogne, je suis une vieille crogne que je vous dis !
288 - Les rites ridicules
Le comportement simiesque de mes semblables me laisse parfois perplexe. Pour peu qu'il soit en réunion avec ses congénères et que son sang s'échauffe à force d'évoquer son gourou favori, le plus brillant des esprits, prix Nobel de littérature ou éminent professeur de physique peut, de la même manière que l'idiot du village ou le provincial attardé un peu simplet, voir des croix planer dans le ciel ou des croissants se lever à l'horizon selon qu'il appartiendra au grand club mondial des catholiques ou au club international des musulmans...
Le plus grand érudit, le plus averti des scientifiques, le plus diplômé des chercheurs, le moins ignare des hommes peut, de son propre chef, adopter des comportements infantiles, puérils, voire franchement ridicules : il se lève sur un signe du prêtre catholique pour écouter ses paroles rituelles, se signe publiquement avec une solennité convenue, s'agenouille docilement en marmonnant des espèces d'incantations, le regard perdu sur les barreaux de chaises qui lui font face. Tout cela est parfaitement grotesque d'un point de vue formel, objectif, et même simplement humain.
Le prêtre catholique, dès qu'il revêt son habit de cérémonie, change de ton, d'allure, de regard. Il est comme pénétré de l'importance de son jeu devant la petite foule d'idiots et de savants mêlés qui lui fait face. Sa voix se fait ridiculement compassée, mielleuse, son geste est soudain calculé, plein de précision apprise. Il roule parfois les "R" lorsqu'il prononce le mot "Christ", il ouvre presque toujours le "è" en nommant son "Père tout puissant". Dans la bouche du prêtre le "R" final du mot "amour" est TOUJOURS accentué à force d'être affecté : il prononce "amourrr". Toute l'assemblée se retrouve à travers ces artifices textiles, vocaux, théâtraux. Tous les esprits, petits et grands, sont égaux devant le prêtre qui leur fait signe de se lever, de s'asseoir ou de s'agenouiller.
Le signe de croix est viscéralement enraciné dans les cerveaux agenouillés face au prêtre, qu'ils soient pleins ou vides. Il est comme un laisser-passer, un passeport, une clef de base pour être admis au club des agenouillés. Ce qui est étrange, c'est la sacralisation de la croix. Rappelons que la croix est une invention romaine. Si le Christ avait prêché en Chine, nous aurions sacralisé les baguettes (je suppose qu'il doit bien exister un martyre lié aux baguettes...). S'il était né chez les "empaleurs", le pal aurait été l'étendard porté au cou des fidèles. S'il était mort dix, cent, mille kilomètres plus bas, là où les moeurs pouvaient encore il y a deux mille ans être radicalement différentes d'un village à l'autre, d'une région à l'autre, notre architecture sacrée aurait été bien différente : nos églises, nos cathédrales, nos basiliques seraient aujourd'hui non pas en forme de croix, mais ovales, rondes ou carrées selon les supplices endurés. Les savants et les idiots semblent avoir oublié cette petite évidence, eux qui interprètent la croix comme une forme par essence sacrée. La croix est le fruit des aléas de l'Histoire, des errances de l'esprit humain qui a imaginé des supplices, voire de ses tâtonnements, du contexte des lois, de l'état d'esprit des sociétés, etc... La forme croisée est née de manière fortuite, capricieuse, hasardeuse, nous en avons fait un symbole inné, comme sorti de terre. Ou descendu du ciel, tout cuit.
Penser que nos églises auraient pu être circulaires, pyramidales ou trapéziformes fait froid dans le dos : nous avons échappé à des armées d'abrutis portant des chapeaux triangulaires, des sphères sur la poitrine ou des cubes aux doigts. Nos Croisés des temps passés auraient violé, pillé, massacré chez les tenants de religions "géométriquement" différentes. Les croisades avec des cercles dans le dos auraient été des Rondades. Avec des baguettes chinoises, on aurait appelé ça des Chinoiseries. Avec des pals, des Palades, que l'on aurait vite transformé en Ballades. Etc.
De nos jours des savants aussi bien que des idiots auraient vu dans le ciel de Rome à la Place Saint-Pierre, dans le ciel du désert à la Mecque (ou en quelque autre Lourdes de Chine) des trapézistes, des ronds de fumée ou des rubbick-cubes...
289 - Abstinences et châtiments
Sa vertu consistait en des puérilités de vieille fille. Elle fréquentait avec assiduité les lieux austères, sombres, humides : caveaux, chapelles décrépites, presbytères aux relents d'hospice. Elle consultait des livres poussiéreux sans intérêt, s'abîmait dans la lecture frénétique de vieux missels, assistait à toutes les messes.

Son honnêteté était légendaire. Elle ne sortait jamais le soir, ne portait que des vêtements de deuil, se détournait naturellement des hommes tant elle avait pris l'habitude de les mépriser depuis ses premières règles. Si bien qu'à quarante ans elle était devenue laide et acariâtre.
Un jour cependant, prise d'une sorte de fureur utérine sans précédent propre aux femelles de son espèce, elle alla exhiber sa nudité sur une plage où nul ne la connaissait, loin de son village natal. Elle se délectait à l'idée d'éveiller de mâles ardeurs au-delà de son clocher.
Elle fit l'effet d'un repoussoir : elle était sèche, osseuse, sans forme. Elle n'avait que de la peau et des épines. C'était une rose sans pétale, une longue tige couverte de piquants, une femme flétrie et anguleuse. Son corps sans appas provoquait le dégoût, la pitié, voire les quolibets. De cette créature accoutumée à l'abstinence, aux concerts des cloches d'églises, au silence des cimetières et aux murmures des confessionnaux, on ne voyait que les côtes qui ressortaient, la peau trop pâle, l'allure étriquée. Cette femme était un squelette, un corps décharné. Même le Diable n'aurait pas voulu d'une si piètre compagne d'alcôve. Elle exposait ridiculement sa poitrine plate aux regards, se déhanchait maladroitement sur le sable, s'ébattait stérilement dans les flots comme si elle voulait rivaliser avec les beautés charnelles qui l'entouraient... Le spectre dansait, tandis que les Vénus doraient au soleil.
Elle retourna dans son village plus fielleuse que jamais, maudissant les hommes parce qu'ils n'avaient pas daigné poser leurs regards concupiscents sur ce qu'elle pensait être un "trésor préservé". Elle se consola en se plongeant de plus belle dans la lecture de ses missels, en usant entre ses doigts de momie ses sempiternels chapelets, en multipliant ses promenades morbides au bord des tombes. Ce qui la rendit encore plus laide, plus honnête, plus vertueuse, plus infréquentable.

Son existence fut un grand désert. La chasteté, la solitude, l'ennui furent ses compagnons de route, les seuls qu'elle admît. Elle mourut dans le plus parfait anonymat sans que son irréductible vertu ait reçu la moindre récompense. On l'inhuma en modestes pompes. Elle fut vite oubliée.
Ainsi en est-il du destin des vieilles filles laides et acariâtres.
Sur sa tombe nul n'alla jamais se recueillir. Sauf moi : je suis allé la visiter un jour. J'ai éprouvé le désir de laisser sur sa sépulture la trace éphémère de mon passage. Je me suis penché sur le marbre médiocre, lentement, solennellement.
Pour y déposer un crachat.
290 - Belle et chaste
C'était un adorable démon, une vierge belle comme l'enfer. Malheureusement, elle était très sotte, extrêmement pieuse, d'une chasteté exemplaire, maladivement versée dans les chants de messe. Cela dit, elle vocalisait comme un rossignol. A la messe elle attirait les mâles corrupteurs de la paroisse, non que sa voix céleste provoquât de sincères conversions chez ces âmes égarées, ses femelles courbes rivalisant simplement de grâces avec la statue mariale qui trônait à l'entrée de l'église.
Avait-elle conscience de sa venimeuse beauté ? Sa sottise abyssale la rendait hermétique aux compliments continuels de ses prétendants. On lui parlait de son corsage, elle répondait par des versets bibliques. On lui faisait des promesses de menteurs, elle s'attendait à des neuvaines. Bref, elle avait une cour d'amoureux éconduits, indifférente devant leur dépit.
Les garçons, la fièvre au corps, se moquaient bien de sa stupidité. Ils ne voyaient que ses yeux de biche, sa jupe brève, ses mises échancrées. C'est que dans son insondable bêtise la belle allait à confesse vêtue comme une catin. Elle ressortait du confessionnal après y avoir laissé ses péchés véniels, plus désirable que jamais. Délivrée de ses mauvaises actions imaginaires, elle dansait de joie en revenant de l'église : sa jupe se relevait, son corsage se dénouait, sa croupe se courbait... Ca jasait derrière les carreaux sales, bien qu'on la sût irrémédiablement bigote.
Les séducteurs bredouilles ne lui pardonnèrent jamais sa dévote conduite. Ils se consolèrent dans des bras moins flatteurs, contre des girons moins glorieux, entre des flancs plus communs. Ils ne se remirent jamais de leurs frustrations.
C'est ainsi que la vestale fit le malheur de ses soupirants.
Finalement elle devint bonne soeur.
291 - Laide et débauchée
J'aimais la regarder passer sous ma fenêtre : sa laideur était un vrai spectacle. J'avais sur elle le regard féroce et cynique du collectionneur blasé. La beauté ayant fini par me rendre indifférent, il me fallait un autre passe-temps pour satisfaire mes sens émoussés.
Je ne manquais jamais une occasion de faire battre mon coeur carnassier sur le dos de cette bossue dépravée. Précisons que cette gueuse était incroyablement stupide et foncièrement méchante, ce qui me dédouanait complaisamment. Les rires cruels que je lui destinais, moi seul pouvait les savourer. Oisif insolent et dandy rompu aux vices mondains, j'avais besoin d'exotisme, de piment pour mon âme en quête de nouvelles ivresses.
Discrètement je la regardais passer sous ma fenêtre avec sa bosse sur le dos. A travers les rideaux de soie qui me préservaient de la vulgarité du dehors, elle paraissait comme un suaire : affreuse et morbide. Maquillée de manière outrageuse, une cigarette bon marché entre les lèvres, elle était plus laide que jamais. Sa toilette d'un goût douteux trahissait des moeurs éhontées. Je l'entendais maudire les hommes, les femmes et les chiens errants. Elle insultait, crachait, aboyait.
Entouré des lambris recherchés de ma demeure, la contemplation de sa laideur me comblait de satisfaction. Cette femelle déchue réunissait en elle toutes les infirmités humaines : c'était un chef-d'oeuvre de désolation, comme un champ de bataille après le combat.
La défaite, l'ombre et l'abîme peuvent être choses émouvantes, belles à mettre en scène sous forme de musique, de mots, d'images... L'évocation de la mort n'est-elle pas exquise lorsque l'artiste en fait un requiem ? La misère n'inspire-t-elle point les peintres ? Le "Radeau de la Méduse" peint par Géricault finirait de convaincre mes détracteurs, si j'en avais encore. De même la tristesse inspire l'archet du violoniste mieux que ne saurait le faire la plus sincère allégresse.
Bref, j'avais trouvé là la muse hideuse nécessaire à mon inspiration d'esthète. Et je chantais, chantais, chantais à n'en plus finir sa laideur, ses vices et sa sottise…
Et mon chant de sybarite prenait la forme de railleries, de quolibets, de sarcasmes, de traits d'esprit fins, joyeux, redoutables... Et infiniment divertissants.
292 - Du trottoir au couvent
C'était une mauvaise mère, une médiocre épouse, une excellente putain. Elle aimait surtout le vice, la mollesse, l'argent facile. Et les amants éphémères soumis à ses tarifs.
Elle n'inspirait que répulsion chez les honnêtes gens, mais était très appréciée des voyous, des débauchés et des notaires, ses réguliers clients.
Elle détestait la vertu, haïssait la décence, adorait son curé. En effet, la piété la plus profonde était le grand paradoxe de sa personnalité. C'était une sainte putain. Ou plutôt une putain sainte. Elle partageait son temps entre piliers d'églises et réverbères.
Un jour elle fut touchée par la grâce. Elle commença alors par ne plus faire payer ses clients les plus assidus. Seulement les oiseaux de passages. Puis très vite elle finit par devenir la maîtresse des sans-le-sou. Elle avait commencé par aimer l'argent, elle avait fini par aimer les hommes.
Elle quitta son foyer, renia sa famille, abandonna époux et enfant pour finir ses jours dans un couvent où nul ne la revit plus jamais.
293 - La belle Berthe
Avec son giron de fermière endurcie, immense, redoutable, avec sa cuisse comme un chêne et son cou de boucher, Berthe ressemblait plus à une masse bovine en action qu'à une frêle femme. Elle buvait comme un Prussien, crachait comme un tonnelier, chiquait plus que de raison, mangeait comme quatre, tenait la charrue mieux qu'un colosse, jurait comme un démon. Et frappait même les hommes comme un vrai couillu qu'elle était.
Entre deux besognes de force elle émettait parfois des plaisanteries de salles de garde. Elle avait des délicatesses de charretier, des finesses d'engraisseuse de cochons, des moeurs de boucanier. Bref cette représentante du beau sexe était un authentique tue l'amour.
Mais pas pour tout le monde.
Alphonse Torchecul, commis agricole à la musculature aussi épaisse que les capacités de réflexion étaient réduites avait des vues sérieuses sur la belle Berthe. Il ne savait pas parler aux femmes. Qu'à cela ne tînt, il décida de parler en homme à Berthe avec ses humbles mots à lui :
- Berthe, j'ai à te parler. Tu vas faire la vache et je m'en va faire le taureau. T'écarteras tes cuisses, comme ça y aura plein de jus à te foutre dans ta matrice de coche pour qu'après tu beugles comme un veau à nous pondre dans les saintes douleurs un salopard de péquenaud qui sortira de ta culasse neuf mois pus tard !
C'était clair, Alphonse semblait sincèrement amoureux de la Berthe.
La belle fut émue par la déclaration d'amour du commis agricole. Elle lui répondit en rosissant :
- L'Alphonse, ramène donc ta tripe de boeuf que je la foute dans ma grosse boyauterie. Tu vas me la secouer dans les tripes, je veux parler des tripes vachères, pas des tripes à purin, et pis je te la ferai bien dégorger jusque dans le fond de mes putains de rognons de fumelle... Pis après y'aura un paquet de viande qui m'poussera dans la panse. On l'appelera Nesto'. Qu'ê qu'ten dis l'Alphonse ? Nesto', c'est-y pas un beau nom ça pour un futur laboureur qui te ressemblera ?
- Nestor, je dis pas. Pour un beau nom c'est un beau nom. Y'a rien à dire la Berthe. Mais si c'est une fumelle ? Comment que tu l'appelleras ?
- On n'aura qu'à l'appeler Nestorine. Ca mange pas de pain de l'appeler Nestorine. Pis elle travaillera comme un gars avec un nom pareil ! On peut pas dire, le nom ça y fait. C'est pas moi qui appellerait le fruit de mes entrailles Charles-Edouard, acré nom de diou ! Ca non alors ! Pasque ça c'est un nom de vrai fainéant ça ! Allez ! Viens donc me rentrer dedans l'Alphonse, pasqu'y faut déjà commencer par la fabriquer cette andouille à naître dans neuf mois !
Les deux amoureux échangeaient innocemment de la sorte et se disaient encore plein d'autres choses aussi charmantes. C'était touchant de les voir parler ainsi de leur avenir. Ils conçurent entre le tas de fumier et l'étable à vaches. Les meuglements, caquètement et grognements des hôtes de la ferme accompagnèrent leurs roucoulades comme le plus doux des violons.
Neuf mois plus tard la petite Nestorine vint au monde.
Ce fut pour elle le début d'un enfer sans tache.
294 - Une jeune fille à la ferme
A vingt ans, Nestorine connaissait mieux le langage des porcs que le Grevisse. Elle était le parfait reflet de ses géniteurs, mais en plus jeune. Elle se mouchait dans ses doigts, se soulageait dans la réserve à purin, se rinçait le gosier dans la gouttière. C'était un monstre femelle de cent-vingt kilogrammes absolument inaccessible. Une sorte de mastodonte intouchable, un phénomène en jupon. Bref, un beau brin de jeune fille selon les critères de beauté en vigueur dans la ferme.

Ses parents étaient très fiers d'elle : dès ses seize ans elle portait déjà sans effort apparent des sacs de cent kilos, mâtait des boucs hargneux en quelques étreintes nerveuses et puissantes, retournait d'une seule traite de larges carrés de terre à la force du mollet, cognait les gaillards les plus vigoureux du pays, abattait des verrats d'un seul coup de maillet, s'enfournait à la suite des chapelets de saucisses-maison, éructait plus fort qu'une ogresse, avalait sans rechigner son verre d'absinthe frelatée.
Cependant Nestorine n'était pas du tout heureuse. A vingt ans elle avait mûri. Secrètement elle aspirait à une existence plus virile, moins efféminée. Sans jamais oser l'avouer à ses parents de crainte de les contrarier, elle désirait se confronter aux dangers de la vraie vie, loin du cocon rassurant de la ferme familiale. Elle avait l'ardent désir de connaître les éléments, les hommes et les bêtes de manière moins atténuée, plus authentique. Elle voulait un contact réel, vrai, direct avec le monde et ses habitants. Elle sentait bien que sous ce toit où elle était née elle vivait protégée comme une poupée dans un jardin beaucoup trop rose pour elle.
Elle avait besoin de recevoir de grands coups de poing de la vie, besoin de sentir les flammes vivifiantes de l'aventure, besoin de savourer l'amertume incomparable de la bière de contrebande, besoin de voir un autre sang que celui de ses verrats qu'elle abattait avec un plaisir de plus en plus émoussé, besoin de fracasser d'autre crânes, de terrasser d'autres adversaires plus consistants que ses boucs habituels, besoin de cogner d'autres têtes que celles qu'elle connaissait déjà... Bref, elle voulait sortir de sa trop jolie cage dorée, prendre son envol de jeune fille.
Elle aurait voulu donner libre cours à toute son énergie, montrer au monde la mesure de sa vitalité plutôt que de demeurer ainsi dans sa ferme. Elle s'y ennuyait comme un poupin devenu adulte à qui l'on n'aurait pas remplacé la dînette de l'âge tendre.
Malheureusement elle dut rester toute sa vie à la ferme à égorger du bétail, engraisser des porcs, mener la charrue, abattre des chênes, terrasser des cornus, arracher des souches, frapper de peureux colosses, chiquer l'humble tabac paternel, boire de la bibine de mauviette à quarante degrés, se faire saillir par des bons à rien de laboureurs, de dockers ou de boxeurs qui ne tiennent même pas debout après un litre de tord-boyaux...
Cette existence fadasse de midinette ne lui convenait vraiment pas et la rendit malheureuse toute sa vie durant, elle qui ne rêvait que de mâles activités, de défis martiaux, d'ouvrages magistraux et de grosse gnôle.
295 - A la cathédrale de Chartres
Derrière la pierre battait un coeur. De ses sommets ventés émanait un chant sourd et mélodieux. Les têtes vertigineuses dominaient la Beauce. Noir et majestueux, le vaisseau gothique semblait sillonner ciel et temps, traversant les siècles chartrains avec la dignité d'un prince, indifférent à l'agitation des vivants, défiant le temporel et ses idoles, toisant définitivement l'Histoire et les mortels.
Entre les arcades, des flammes. Dans le vitrail, l'azur. Sous les voûtes millénaires, la lumière.
En passant du dehors au dedans, je pénétrais dans une ombre qui n'était pas ombre, mais feu, joie, vie. J'oubliais la matière, et ne voyais que l'essentiel. La pierre était prière. Le grain de poussière, l'Univers entier. Le silence, une porte d'entrée sur le Mystère. La rosace, l'oeil divin s'ouvrant sur l'infini.
Et ce qui à cet instant précis me donnait des ailes, ce qui à travers un frisson fulgurant dont je n'oublierai jamais l'exquise brûlure m'élevait à la hauteur des étoiles et de la souffrance humaine, c'était l'Amour.
296 - Lettre à une effarouchée
Mademoiselle,

Demeurez quiète puisque je vous promets de ne point accéder à votre hymen à l'heure où j'accéderai à votre huis. Je ne déchirerai point le voile hyménéal de votre appareil génital qui sépare le vice de la vertu.
Vos tissus épidermiques les plus sacrés demeureront intacts, puisque mon système uro-génital ne sera pas stimulé par les mâles effluves hormonaux saintement contenus dans ma glande hypophyse. Dans mon réseau sanguin fluera un sang pur. Ni depuis les capillaires, ni depuis le système veineux secondaire les flots de globules blancs et rouges ne seront déviés vers mon système phallique afin de l'engager à déposer sur quelques-uns de vos ovules sa féconde vitalité.
Je vous le jure Mademoiselle, je ne souillerai pas votre système salpingien avec mes séminipares débordements, ni la couche supérieure de votre épiderme avec mes dépôts sudoraux.
Je me permettrai juste de mettre en contact la partie la plus sensible de mon réseau nerveux labial contre les terminaisons névralgiques de vos tissus pré-digitaux.
297 - Une jeune fille honnête
Elle était d'une piété affectée, dogmatique, pontifiante. Elle montrait publiquement sa sainte répulsion pour les hommes, ne manquant jamais une occasion de se signer devant les frivoles railleurs (qui étaient tous des gaillards ne dédaignant pas la cuisse et le giron), façon pour elle de conjurer avec une ostentation bien appuyée les effets qui pourraient corrompre sa chair. Bref, elle ne jurait que par la vertu, l'honnêteté, la continence. On la savait obnubilée par la chasteté.
Suspecte obsession... En réalité c'était une lascive, une débauchée, une vraie diablesse. Hypocrite et infecte. Le jour elle maudissait tout haut les mâles séducteurs, les vouant à la géhenne devant moult témoins, la nuit elle les réclamait avec rage et furie, la braise au corps, le vice dans le sang.
Elle rejoignait alors sa chère église et là, sous le clocher elle se faisait nocturnement saillir par Monsieur le curé qui était encore assez bon pour venir à une heure si indue lui éteindre son petit enfer...
Le lendemain, c'était comme s'il ne s'était rien passé. La dévote adoptait ses attitudes fielleuses de petite pieuse tandis que le pauvre curé était pris d'une surprenante amnésie au point de ne jamais faire la moindre allusion à l'extinction de son femelle brasier.
Respectable avec les notables, putain avec son curé, fausse avec les garçons, la bigote était une fieffée canaille. Assidue aux messes, absente aux noces, ne sortant jamais au grand jour en douteuse compagnie, elle passait encore pour une sainte dans son village. Mais seulement aux yeux des vieilles hanteuses d'églises, qui elles aussi furent jeunes, dévotes et insomniaques.
298 - Dans la savane
L'astre embrasé se couche dans le ciel austral. Le soir s'installe sur les terres surchauffées de la savane, ramenant avec lui tous les fantômes de la nuit africaine. La longue autruche s'étend sur sa couvée. Son cou de cygne monte et descend dans un mouvement inquiet, tandis que son plumage ondule au gré de la brise... Lorsque brille la lune dans l'espace, estompant angles et contours, l'animal ensommeillé a l'air d'un igloo. Avec son dos en voûte, son cou comme un périscope, ses pattes aux allures de sauterelle, l'oiseau est comique et touchant.
Dans la plaine des rôdeurs carnassiers se mêlent à de vagabonds herbivores. De lentes carapaces croisent de mols hôtes de la poussière. Des becs rencontrent des crocs, des sabots se mesurent à des griffes. Des entrailles sont déchirées dans le noir, des sexes s'unissent, certains sans fioriture, d'autres dans des parades inquiétantes et compliquées.
Des espèces de toutes sortes cohabitent sur ce sol. Sauvages. Elles vivent en symbiose, s'ignorent, se chassent mutuellement. Ca tue et ça copule, ça dort et ça meurt, ça palpite et ça digère. Le tout dans une petite musique de mort, une indifférence conformes aux lois de la vie. Bref, le noctambule peuple des herbes s'échange en toute discrétion de sanglantes mondanités. Sous le voile nocturne ces drames ont des allures de pantomime. Ici la nuit est fauve, la loi féline, la dent féroce. Et le faon tendre.
Le jour se lève dans la brume. Le concert des glapisseurs, siffleurs et crieurs commence, saluant les premiers rayons d'un soleil qui s'annonce torride. L'enfer s'installe pour la journée dans la savane.
Dans l'air bleu du matin, des pépiements inhabituels... La grande autruche déploie ses pattes, immenses, déroule lentement son cou et prend de la hauteur, dominant la savane de son regard nerveux.
De son flanc découvert s'échappe, le duvet encore recouvert de morceaux de coquilles d'oeufs, toute une nichée de titubants autruchons.
299 - De l'importance de la particule
Le jour où elle apprit que son amant n'avait pas de particule, elle le répudia. Il supplia. Rien n'y fit. Le coeur de l'intransigeante aristocrate était redevenu une pierre hautaine : c'était une femme de bien qui n'admettait point la vile concession.

Il se ruina en tentant de s'acheter une particule. Il n'obtint jamais ce précieux sésame permettant de desceller le coeur de la belle. Pauvre, piteux et déshonoré, il dut essuyer les quolibets de l'intraitable amante. Puis il lui fallut rembourser dettes et payer impôts tout en contentant son ventre vide. Pendant qu'il mangeait du pain noir entre la charrue et le sillon, elle festoyait, banquetait, dansait au château.
Un jour, depuis son carrosse elle le reconnut dans ses labours, tout en haillons. Elle le héla :
- Holà le gueux ! Mon carrosse est tout crotté. Hâtez-vous de me le bien encaustiquer ! Et ne vous avisez pas à me le laisser avec ne serait-ce qu'une once de misère. Sinon je vous ferai bastonner de bois vert mon ami.
L'amant déchu, tout honteux de son état, s'exécuta. Il gardait cependant le secret espoir que ce serait là l'ultime épreuve infligée de la part de la cruelle, à l'issue de laquelle il serait enfin réhabilité à ses yeux... Il pensait qu'en lui prouvant ainsi son amour, il reconquérrait son coeur et gagnerait enfin officiellement sa main pour aller vivre au château avec elle dans le bien-être et l'opulence. Fiévreusement, il astiqua. Le vaisseau brillait comme un diamant. Le serf reçut tout de même la bastonnade.

Il ne cultiva plus le moindre espoir de mettre les pieds au château un jour. Il ne se remit jamais de sa ruine. La tentative d'achat d'une particule l'avait définitivement perdu. Jamais il ne put se redresser. Il ne put jamais non plus se marier, pas même avec une gueuse : trop pauvre. Cette histoire n'est toutefois pas tout à fait triste car s'il vécut malheureux, il vécut peu longtemps.
Voilà ce qui arrive à ceux qui n'ont pas de quoi se réclamer de la noblesse à particule.

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